Pour le 22 mai, le maire de Fort-de-France, a prononcé un discours d’ouverture qu’entendront ceux qui savent écouter…
Encore une fois, nous respectons ce devoir de mémoire qui s’impose à tout fils d’esclave, à tout homme et femme de progrès, épris d’humanité. Ceux qui considèrent que l’asservissement de l’homme par l’homme est la pire des inhumanités.
Demain, Nous serons sur la place du 22 mai à Trénelle, face à la statue de Kokho René Corail, face à cette grande négresse en lutte pour la liberté.
Ce soir, et pour la seconde fois, c’est sur la place qui porte le nom d’un abolitionniste illustre, l’abbé Grégoire, que nous nous recueillons, que nous échangeons, et que nous nous projetons dans la création.
En effet, ce soir, comme un défi lancé aux négriers, c’est dans la cale de leurs bateaux que des artistes vont s’exprimer.
Pour nous, le 22 mai n’a pas qu’une vocation célébrative, festive. Cette date, dans la moisson vivante de la mémoire, doit nous permettre de nous ouvrir à la création, à la créativité, à l’initiative et au monde, balayant toute apathie, tout complexe, tout doute inhérent à notre personnalité collective.
Le 22 mai doit être, comme nous invite à le faire Aimé Césaire :
« L’occasion de la réhabilitation de nos valeurs par nous mêmes,
l’occasion d’approfondir notre passé par nous mêmes,
L’occasion d’un ré-enracinement de nous-mêmes dans notre histoire, dans notre géographie, dans notre culture ».
Cette posture est ô combien indispensable et salutaire, car elle sous-tend notre capacité à « intérioriser le passé en vue de son propre dépassement ».
Le 22 mai ne doit surtout pas être une commémoration mémorielle de renfermement, mais bien la mise en valeur d’une connaissance consciente de notre histoire, de notre passé, celui de l’homme martiniquais?un homme « capable de faire main basse sur tout le présent pour mieux réévaluer le passé et, plus encore, pour préparer l’avenir. Un martiniquais, riche de sa personnalité, de sa singularité, et de son identité propre.
Ces postulats posés,
vous comprendrez aisément que cette bataille pour la prise de conscience, pour la connaissance de nous-mêmes, engagée par nos aînés, notamment Aimé Césaire, est à poursuivre inlassablement de manière méthodique et pédagogique.
Vous comprendrez aussi l’importance que j’accorde à la présence de nombreux artistes internationaux venus partager la création, la connaissance de notre culture, de nos racines, de nos valeurs, sous la forme de résidences d’artistes avec 150 jeunes et moins jeunes. C’est un moment de communion qui vous surprendra.
Je profite pour saluer et féliciter le SERMAC, tous ses salariés, tous les salariés de la ville de Fort-de-France, pour le travail réalisé.
Enfin, vous comprendrez la place que je réserve aux personnalités présentes :
– Monseigneur Michel Méranville, archevêque de la Martinique,
– Yves Dassonville, Préfet de la Martinique,
– Christiane Taubira, Députée de la Guyane, et rapporteur de la loi du 21 mai 2001 reconnaissant la traite et l’esclavage en tant que crimes contre l’humanité,
– Elie Califer, Maire de Saint-Claude et sa délégation, qui chaque année célèbrent le sacrifice de Louis Delgrès, héros Antillais qui au prix de sa vie s’est opposé en vain en 1802 au rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe,
– Aimé Césaire et Pierre Aliker, pour lesquels j’ai une pensée particulière
– Messieurs les parlementaires
– Monsieur le Maire du Lamentin et vice-président de la CACEM
– Messieurs les maires et l’ensemble des élus présents
– Enfin, Roger de Jaham, qui a demandé par écrit à participer à cette commémoration du 22 mai avec une cinquantaine de descendants de colons.
Roger de Jaham, je veux ici saluer votre initiative et votre courage. Nous savons le poids de la responsabilité que l’histoire reconnaît à vos ancêtres,
ceux et celle qui ont colonisé, asservi et fait des hommes noirs des objets d’un commerce ignoble;
ceux et celles qui ont par cette entreprise participé à l’extinction radicale des peuples amérindiens occupants de ces terres.
Mais nous savons aussi autre chose, et la responsabilité est accablante : le rôle et le poids de l’arrogance de la civilisation européenne qui à cette époque, de l’Angleterre au Portugal, de la France à l’Espagne, de la Belgique à la Hollande ont érigé la colonisation en institution et l’esclavage en système, au seul nom de la prétendue supériorité de la civilisation européenne, et pire, de l’inacceptable supériorité de l’homme blanc sur l’homme noir.
Nous savons aussi et nous en avons pris la mesure, le poids et la responsabilité de l’église à cette époque, conduisant, depuis, les autorités ecclésiastiques, à reconnaître leur erreur.
Depuis, l’église et les Etats se sont engagés dans la voie de la reconnaissance de ces abus, et affichent progressivement leur volonté de fraternité.
L’ampleur du crime nous impose la prudence, car au-delà de la colonisation et de l’esclavage, il y a la domination humaine qui, suivant les époques, prend les formes que les excès lui donnent : soyons conscients qu’en chaque homme, il y a toujours un vieil homme qui sommeille. Cependant, votre présence ici est un symbole fort. Un symbole fort pour vous et pour nous.
Il se pose désormais à nous la question fondamentale suivante : comment regarder demain, dans le respect qu’exige la confiance?
Comment les ex-colonisés, fils d’esclaves, et les ex-colonisateurs, fils de colons doivent-ils progressivement passer de la parole aux actes, dans la transparence qu’exige la construction d’un humanisme universel fondé sur le respect mutuel et la fraternité.
Quelles que soient la complexité et la longueur du chemin à parcourir, quelque soit l’importance des concessions à engager, il nous faut avancer dans ce sens.
Comprenez bien, Roger de Jaham, et vous le comprendrez j’en suis sur :
– Nous sommes de ceux qui refusent l’amnésie comme méthode, comme vous êtes de ceux qui ont pris conscience que la domination ne peut-être retenue comme méthode.
– Nous sommes de ceux qui refusent d’oublier, mais convaincus de la nécessité de rechercher les voies nouvelles pour une société nouvelle.
– Nous sommes tout simplement « du parti de la dignité et de la fidélité », comme par votre présence, vous êtes désormais engagé dans l’expression publique d’une prise de conscience assumée, délibérément assumée, afin de mieux partager les ambitions collectives de la Martinique.
Si notre passé doit être nourricier d’humanité, votre implication dans les domaines du dialogue, de l’égalité, de la fraternité, du développement et du partage, est un élément essentiel dans la poursuite de l’édification de la personnalité collective de notre pays.
Sans conception carcérale de la société, nous avons le sens de nos origines.
Nous sommes conscients de l’histoire, de notre histoire, et nous portons en nous l’héritage des luttes de nos ancêtres. Et je suis d’accord avec vous, nous devons lutter ensemble contre toute forme d’esclavage, toute forme d’esclavagisme, mais nous devons aussi lutter contre toute forme de dépendance morale, sociale, économique et intellectuelle;
Nous ne devons pas seulement réussir à dépasser le passé, nous devons ancrer dans la réalité les valeurs fondamentales inhérentes à une autre humanité, fondée sur la fraternité, le respect, la dignité, qui sont des valeurs humaines imprescriptibles et inaliénables.
Par votre présence, vous donnez raison à la lutte de libération, à la révolte, aux révolutions esclavagistes, aux combats des humanistes européens, et plus particulièrement à la révolte du 22 mai.
Votre présence est aussi une prise de conscience qui invite au dépassement. C’est pour cela que l’histoire retiendra votre démarche et cette date du 22 mai 2006, comme un pas que vous avez voulu faire avec d’autres, de votre propre gré :
– Est-ce l’ouverture d’une nouvelle ère ?
– Est-ce le début d’un dialogue nourri par la pluralité des consciences ?
– Sommes nous prêts à l’unité et au dépassement des clivages ethniques ?
– Sommes nous en mesure de créer les conditions d’une conscience collective partagée ?
Soyons clairs, la libération du 22 mai 1848 n’est pas seulement une victoire de l’homme noir contre l’homme blanc, du colonisé contre le colonisateur,
C’est une victoire de l’homme pour l’homme,
C’est une victoire de la liberté contre l’asservissement,
C’est une victoire de la vie contre la négation de l’être.
C’est la plus belle victoire qui soit.
C’est l’ouverture d’autres possibles, de progrès et d’émancipation, qu’il nous appartient ensemble d’imaginer.
Au rendez-vous de la conquête, nous avons une obligation : poser ensemble le socle de nouvelles espérances.
Fort-de-France, le 21 Mai 2006