15 octobre 1987, c’était il y a trente ans. Ce jour-là, Thomas #Sankara, le « petit capitaine », mourrait « de mort naturelle », massacré à coup de mitraillettes par un commando de 6 hommes Avec lui, dans l’ex-Haute Volta, disparaissait le rêve d’émancipation du peuple burkinabé et de l’Afrique.
Qui a donné l’ordre de tuer ?
Un article du journal Le Monde (par Morgane Le Cam)
Le temps a suspendu son vol. Depuis longtemps, l’écriture sur les registres fanés s’est effacée. Dossiers empilés en vrac sur les étagères, bureau, fauteuils, moquette, envahis du désordre de la dernière heure. L’attaque surprise a figé les cadres aux murs et les plis des tentures de théâtre jaune impérial. Au fond d’une cour, le petit bâtiment aux baies vitrées est protégé des regards indiscrets par deux policiers. A l’extérieur, des chars abandonnés et des malles kaki dégueulant de vêtements militaires. On entre ici dans une page d’Histoire aux secrets inavouables.
Dans cette pièce exiguë du pavillon Haute-Volta, au sein du Conseil de l’entente, à Ouagadougou, s’est joué, le 15 octobre 1987, le dernier acte que certains disent empreint de drame cornélien et d’autres de tragédie shakespearienne. Le meurtre d’un héros commandité par son frère d’armes, son ami de toujours, l’histoire de la chute sanglante d’un personnage illustre entraînée par l’avidité de pouvoir de quelques-uns.
Dans le couloir longeant les rideaux aux pampilles d’un autre âge, il y a trente ans, le président Thomas Sankara, 37 ans, tombait sous les balles d’un commando, avec douze de ses compagnons. La fin d’une expérience révolutionnaire inachevée de quatre années et confirmée par le coup d’Etat assumé, dans l’heure qui suivit, par le capitaine Blaise Compaoré. Celui-là même qui avait porté son ami Thomas Sankara à la tête du Burkina Faso, le 4 août 1983.
La salle du Conseil de l’entente, à Ouagadougou, où Thomas Sankara et les membres de son cabinet spécial ont été surpris par une attaque armée le 15 octobre 1987.
« C’est moi qu’ils veulent »
De la réunion du secrétariat de la présidence du Conseil national de la révolution (CNR), l’organe principal du pouvoir à l’époque, dans l’après-midi du 15 octobre 1987, il n’y aura qu’un survivant : Alouna Traoré, chargé de l’information à la présidence.
« Nous étions dans la salle de réunion n o7. La garde du président était postée dehors. A peine ai-je pris la parole que les crépitements ont commencé. “Sortez, sortez !”, nous criait-on. Le camarade président a été le premier à sortir, les mains en l’air, en disant “C’est moi qu’ils veulent”. Les autres ont suivi. Tous ont été tués à bout portant », se souvient Alouna Traoré. Trente ans après, il ne comprend toujours pas pourquoi il est en vie.
Les identités présumées des six membres du commando sont connues. Six militaires, membres du Centre national d’entraînement commando (CNEC) de Pô, dirigé à l’époque par Gilbert Diendéré, un proche de Blaise Compaoré. Il y a deux ans et demi, une enquête judiciaire a été ouverte. Une quinzaine de personnes ont été inculpées.
Mais, au Burkina Faso, une question taraude toujours les esprits : le numéro deux de la révolution a-t-il donné l’ordre de tuer le numéro un ? Quatre jours après l’assassinat, Blaise Compaoré, que son coup d’Etat a porté à la tête d’un Front « populaire », justifiera ainsi ce forfait qui, il l’assure, a été commis contre sa volonté : « Informés à temps, les révolutionnaires sincères se sont insurgés, déjouant le complot de 20 heures et évitant ainsi à notre peuple une tragédie sanglante, un bain de sang inutile. »
Pour le Front populaire, cette opération au « dénouement inattendu et brusque », qui devait se solder par la simple arrestation de Thomas Sankara, était nécessaire pour sauver la révolution. Selon eux, « Thom Sank » préparait l’assassinat de Compaoré lors d’une réunion prévue ce même 15 octobre, à 20 heures.
Seul rescapé de l’attaque du 15 octobre 1987, Alouna Traoré au Conseil de l’entente, à Ouagadougou, le 26 septembre.
« Ce Monsieur va tous nous buter »
Une version jugée peu crédible par les proches de Thomas Sankara. « Il était tellement convaincu de son amitié avec Blaise… On ne pouvait pas le lui enlever de la tête. Le papa de Thomas disait qu’il avait deux enfants : Blaise et Thomas, raconte Alouna Traoré. Ses proches l’ont prévenu que des complots contre lui se préparaient. Ses gardes du corps lui ont dit : “Ce Monsieur, il va tous nous buter.” Il a répondu que jamais Blaise ne ferait ça. »
A plusieurs reprises, ses collaborateurs lui proposent de s’occuper du cas de Compaoré. « Ma position de ne pas attaquer Blaise, de ne jamais tirer le premier sur lui, ils ne la partagent pas. (…) Mais en fait, je prépare une réponse institutionnelle, mais pas une tuerie générale », dira-t-il quelques jours avant sa mort à son ami Youssouf Diawara, comme ce dernier le relate dans son livre Dernière entrevue avec Thomas Sankara.
La réorganisation et l’unification plutôt que la prise d’armes, Sankara y croit. Lors de ses derniers mois, il se retire de la gestion du pouvoir pour préparer sa « réponse institutionnelle ». Il compte sur Compaoré pour gérer les affaires. Il lui proposera d’ailleurs un poste de premier ministre, que ce dernier refusera.
En 1987, la révolution ne tient plus qu’à un fil. A Ouagadougou, des tracts orduriers ciblant Compaoré et Sankara sont distribués à la sauvette pour les monter l’un contre l’autre. A cette guerre des tracts s’ajoute une déchirure entre les organisations membres du CNR. D’un côté, les partisans de l’ouverture et de l’union des organisations, avec Sankara en tête de proue. De l’autre, ses adversaires, tenants de la « rectification », en rang derrière Compaoré.
« Tout ça, c’est de l’habillage. C’est la volonté de satisfaire des ambitions individuelles qui a tué Sankara, pas une ligne politique, dénonce Basile Guissou, trois fois ministre sous la révolution. L’explication de cet assassinat est terre à terre : c’est le gâteau. Plusieurs fois, Sankara a dit en conseil des ministres : “Il y en a qui veulent manger, moi je les en empêche. Si vous voulez manger, il faudra passer sur mon cadavre d’abord. Nous avons pris le pouvoir pour servir le peuple et non pour nous servir.” »
« Un crocodile qui se nourrit de capitaines »
Par son incorruptibilité légendaire, Sankara dérangeait les révolutionnaires de circonstance. Aux dirigeants, il imposait l’austérité, l’exemplarité. Au peuple, il demandait la participation à l’effort, physique pour les travaux et pécuniaire pour les financer.
Le radicalisme de Sankara fascinait autant qu’il agaçait. Aussi, en août 1987, reconnaît-il « la nécessité de faire une pause » dans la révolution, pour « convaincre et non imposer », comme le relate Bruno Jaffré, son biographe, dans son nouveau recueil de discours, Thomas Sankara, la Liberté contre le Destin. « Nous préférons un pas avec le peuple que dix pas sans le peuple », arguait Sankara.
La « rectification » de la révolution qui, selon ses proches, a été utilisée comme prétexte par le camp de Compaoré pour justifier une opposition politique de façade derrière laquelle se terraient des ambitions personnelles motivées par l’irrésistible envie de posséder le pouvoir. A Youssouf Diawara, Thomas Sankara dira : « Je ne crois pas à une solution politique avec Blaise. Il veut le pouvoir, il veut être le premier, et cela depuis le premier jour. »
Lui ou son entourage ? Pour certains, le retournement de Compaoré contre son frère d’armes est à chercher du côté du voisin ivoirien. En 1985, Blaise se marie avec Chantal Terrasson de Fougères, une Ivoirienne proche de Félix Houphouët-Boigny, alors président de la Côte d’Ivoire, réputé pour sa proximité avec la France et pour son anti-communisme. Les agitations révolutionnaires du petit capitaine voisin agacent le chef de l’Etat, qui s’est lui-même décrit comme un « crocodile qui se nourrit de capitaines ».
« Houphouët ne pouvait plus dormir à cause du régime révolutionnaire d’à côté, cela pouvait donner des mauvaises idées à la jeunesse ivoirienne, explique Fidèle Toé, ami d’enfance et ancien ministre de la fonction publique de Sankara. Ces gens-là ont cherché le maillon pour infiltrer le CNR. Ç’a été Blaise. » Et quoi de mieux qu’un mariage pour sceller une alliance ad vitam aeternam ?
Le certificat de décès de Thomas Sankara, daté du 17 janvier 1988, présente sa mort comme « naturelle ».
Mitterrand « admire ses qualités mais… »
Sankara, persuadé que « l’impérialisme sera enterré à Ouagadougou », dérange l’extérieur. Le président François Mitterrand dira, lors de sa visite à Ouagadougou en novembre 1986, qu’il « admire ses qualités qui sont grandes, mais il tranche trop, à mon avis, il va plus loin qu’il ne faut ». La Côte d’Ivoire et la France avaient intérêt à voir Sankara chuter. Quel rôle ont-elles joué ? Fantasme pour les uns, réalité inavouable pour les autres, la question reste en suspens.
En 1987, Sankara savait sa chute aussi proche qu’inéluctable. « Je me sens comme un cycliste qui est sur une crête et qui ne peut s’arrêter de pédaler sinon il tombe », déclarera-t-il. « C’est son idéalisme qui l’a perdu, regrette Alouna Traoré. D’aucuns disaient que c’était un rêveur, qu’il n’avait pas les pieds sur terre. » Une vision partagée par Fidèle Toé : « Thomas disait de Blaise : “Nous dormons sur la même natte mais nous n’avons pas les mêmes rêves.” » Le sien, et celui de millions de Burkinabés, a pris fin ce jeudi 15 octobre 1987, à 16 h 30, au Conseil de l’entente.
A Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, une avenue porte le nom de l’ancien président Thomas Sankara, assassiné le 15 octobre 1987.