La décision de Patrick Lozès, puis son volte-face, n’ont pas toujours été compris au sein des associations noires. Un ancien adhérent du Cran, qui souhaite rester anonyme, questionne :
« Le rôle du Cran est de combattre les discriminations dont les personnes de couleur sont victimes, pas contre le racisme qui touche tout le monde. Ce n’était pas l’objectif de départ. »
Mais Julien Landfried, auteur de « Contre le communautarisme » avance une explication. Patrick Lozès aurait porté plainte pour que le gouvernement réactive la
mise en place d’un plan contre le racisme que le Cran lui avait suggéré
dans un rapport rendu en mars :
« Il menace pour obtenir quelque chose en échange. »
Pour Lucien Pambou, conseiller municipal UMP à Alfortville, la lutte contre les discriminations n’est pas la seule raison pour laquelle Patrick Lozès a fondé, avec lui, le collectif d’associations noires en 2005. Démissionnaire et très critique envers le Cran, Pambou estime qu’il s’agit également de disposer d’un tremplin pour exister dans la sphère politique :
« Il ne faut pas oublier que Patrick Lozès était candidat UDF aux législatives en 2002. Après la victoire de Nicolas Sarkozy, il a aussi quitté le Modem pour le Nouveau Centre afin de se rapprocher de l’UMP. »
Didier Lestrade, fondateur d’Act-up et ami de Louis-George Tin, rappelle que la volonté de peser sur la sphère politique est à l’origine même de la création du Cran :
« Les premiers membres se sont inspirés du modèle anglo-saxon des “think tanks”. Le Cran devait être un groupe de réflexion, avec une activité de lobbying auprès des politiques. C’est le cadre français qui les a obligé à se constituer en association pour être crédible. »
Julien Landfried confirme. Il rappelle que le Cran a été construit sur le modèle du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) : chaque année, le collectif organise un grand dîner auquel des personnalités politiques de tout bord sont invitées et auprès desquelles ils défendent leur cause.
Lozès : « Quand on peut dialoguer, on ne porte pas plainte »
Mais le Cran semble être le moyen de réaliser des ambitions plus personnelles. Un ancien adhérent, qui a quitté l’association pour cette raison, affirme :
« Lozès a toujours voulu devenir ministre. Il n’a pas du tout apprécié que Yazid Sabed soit nommé Commissaire à la diversité et à l’égalité des chances, car il visait le poste.
Pareil pour Rama Yade : il a systématiquement refusé qu’on associe l’ancienne secrétaire d’Etat à nos actions de terrain. Il essayait de la discréditer. »
Le président, épaulé par Louis-Georges Tin, prend garde de ne pas trop déranger. Didier Lestrade :
« Le discours de Louis-Georges Tin est très consensuel. Les groupes qu’il contribue à créer dans la communauté noire ne sont pas du tout agressifs ni polémiques. »
C’est ce que certains membres reprochent au Cran. Patrick Lozès, reproche l’une d’entre eux, ne porte, par exemple, jamais plainte contre les membres du gouvernement suspecté de comportement raciste :
« Pourquoi n’a-t-il pas porté plainte contre le chef de cabinet qui avait traité un vigile de “sale noir” en 2008 ? Pourquoi retire-t-il sa plainte contre M. Bart ?
Il ne va jamais au bout de son engagement lorsqu’il s’agit de quelqu’un de haut placé… »
Patrick Lozès n’apprécie pas la remarque, qu’il nie ne bloc :
« C’est le conseil d’administration, qui à chaque réunion prend la décision de porter plainte ou non. Il y a des moments où on porte plainte et d’autres non.
Quand on peut dialoguer, on ne porte pas plainte. »
Un fonctionnement autoritaire et opaque ?
Pourtant, Patrick Lozès porte fréquemment plainte… Les premiers visés étant les membres du Cran eux-mêmes. Michel Cratère, ancien président de l’antenne alsacienne du collectif, a rendu son tablier. Il affirme :
« On ne pouvait pas avoir de débats contradictoires. Le Cran est verrouillé de l’intérieur. Avec Lozès, dès qu’on montre le moindre signe de contradiction, on se prend un procès. »
Selon un ancien membre du bureau, au moins vingt procédures seraient en cours. Un chiffre que Lozès ne veut pas commenter. Interrogé sur ce point par Rue89, le président s’agace :
« Attention, ça ne va pas bien se passer, je n’accepte pas la diffamation. »
Mariam Babalé-Mevaa est la dernière à avoir fait les frais de cette menace. L’ancienne secrétaire générale adjointe du Cran a été poursuivie en diffamation en novembre pour avoir, dans une interview accordée en février à L’International magazine, qualifié Patrick Lozès de « président autoproclamé ». Un qualificatif qu’elle a défendu devant le tribunal ce même mois. Selon la plaidoirie de son avocat, Patrick Lozès a continué à parler au nom du Cran dans les médias, alors qu’il n’était plus son président. Jugement en décembre.
Et pour cause : son élection avait été annulé par le TGI de Paris en janvier. Dans un rapport, un huissier présent le jour du vote en novembre avait fait état de nombreuses irrégularités : des membres avaient été accusés d’avoir de fausses cartes et n’avaient pu participer au vote.
Selon les statuts avancés par Lozès pour organiser l’élection, seuls les membres représentant les associations avaient été autorisés à voter, et non les simples adhérents. Or, ces statuts n’ont pas été reconnus par le tribunal dans sa décision du 26 janvier.
Mariam Babalé-Meeva a décidé de contester en appel la décision du juge : selon elle, le 23 février, Patrick Lozès a été réélu en utilisant ces mêmes statuts.
« Le Cran, c’est du bluff »
Ces procès à répétition ont sérieusement entaché la réputation du Cran. Un ancien membre, qui n’a jamais été autorisé à comparer la liste des adhérents de 2005 avec celle de 2010, dénonce :
« Le Cran, c’est du bluff, il y a vingt associations qui y sont adhérentes, maximum. Tout le monde est parti. »
Car le Cran garde jalousement secrète la liste de ses associations-membres. Patrick Lozès en personne s’insurge de cette demande :
« On ne peut pas donner la liste des associations, elles ne seraient pas d’accord pour qu’on donne leur nom. De toute façon, la Cnil ne nous autorise pas à cela, ce serait violer la loi. »
Un argument que la Commission nationale informatique et liberté réfute :
« Notre loi ne concerne que les personnes physiques, c’est-à-dire les membres. Rien ne l’empêche de donner le nom des associations. »
Selon Lucien Pambou, le Cran est une belle opération marketing :
« L’idée de Lozès était de diffuser dans les médias un discours selon lequel nous étions rejoints par plus de 1 000 associations. Bien sûr, ce n’était pas vrai, mais ça a marché : se sentant isolés, certains groupes ont adhéré au Cran. »
Mais sur le terrain, le Cran est isolé. L’ancien membre fondateur assure :
« Patrick Lozès a peut-être des contacts dans la politique, mais il n’a jamais encouragé les actions de terrain, où il est possible de rencontrer la population noire.
Il n’est pas du tout aimé car les gens savent qu’il ne fait rien du tout pour la communauté noire. »
Source : http://www.rue89.com/2010/12/06/a-quoi-et-a-qui-sert-le-cran-178869