C’est une bonne question qu’on se pose à #Bondamanjak depuis plus de deux ans. Las d’observer des errances étonnantes nous avons interrogé le responsable du site #7Lameslamer Geoffroy Géraud #Legros pour avoir un avis qui passe par un prisme authentiquement réunionnais.
Bondamanjak : Jeudi dernier, « Antenne Réunion » a diffusé une longue interview de Didier Robert. A nos yeux, il s’agissait d’un véritable publi-reportage. Qu’en avez vous pensé ?
Geoffroy Géraud Legros : Ce qui est intéressant, c’est que nous ne sommes pas les seuls à l’avoir remarqué. Cela veut dire qu’un pas a été franchi, au-delà de la déférence ordinaire, et que ce qui hier était considéré comme allant de soi, ou faisait à tout le moins l’objet d’une attention oblique de la part des téléspectateurs, est en train de devenir visible. Au sens propre, le dispositif médiatique du président de Région a crevé l’écran. A cet égard, cette émission lourdement à la gloire de Didier #Robert est positive. La journaliste d’ « Antenne » a qualifié Didier Robert, entre autre, de « meneur d’hommes et de femmes » (on notera la dérisoire pointe féministe, particulièrement malheureuse, qui ne fait que rehausser le ton hagiographique de l’entretien), lui a demandé si son itinéraire était un « sans-faute » et l’a décoré du titre de « Pilier des Piliers » après une pause, consacrée, justement, aux « 7 piliers » du programme régional de « l’interviouvé »…La pause ressemblait à s’y méprendre à un spot de campagne. Tout cela avait pour cadre le site de l’Ecole militaire, ou le Grand Leader a forgé ses exceptionnelles capacités. Franchement, la Corée du Nord n’aurait pas fait mieux !
Bondamanjak : Qu’entendez-vous par « déférence ordinaire » ?
Geoffroy géraud Legros : Les outils de la critique classique des médias à la Bagdikian ou à la Chomsky permettent de comprendre l’influence de cette chaîne, leader dans l’île, qui occupe le « temps de cerveau disponible » par des faits divers ou des faits insignifiants, ainsi que la complaisance de sa ligne éditoriale vis-à-vis des dominants. Mais il faut s’adresser au contexte réunionnais pour comprendre pourquoi la faveur médiatique emprunte ici la forme d’une propagande ronflante alors qu’elle s’exprime tout de même par implicite, ou au travers de certains euphémismes, dans la plupart des pays démocratiques. Il n’est pas imaginable qu’un journaliste de TF1, même rallié au panache d’un politique, lui tienne un langage comparable à celui qui a été adressé au président de la Région Réunion jeudi. Depuis 2010, année de l’élection de Didier Robert, « Antenne Réunion », chaîne clairement marquée à droite (ce qui est d’ailleurs son droit, puisqu’il s’agit d’une chaîne privée) est passée d’une présentation des faits et des enjeux systématiquement favorable à ses poulains politiques et systématiquement défavorable à leurs adversaires, à de la brosse à reluire pure et simple. Et je ne parle là que des attitudes des journalistes de prime-time vis-à-vis des « têtes » de la droite : il y aurait beaucoup à dire sur les sujets consacrés à la Nouvelle route du Littoral, qui eux aussi ressemblent furieusement à des publi-reportages. Ce qui est frappant, c’est qu’une part conséquente de l’auditoire s’est habituée à ces comportements et à ces postures. Elle les considère comme normaux, et même, les reproduit, via notamment les réseaux sociaux, grâce auxquels les élus parviennent à donner l’impression qu’ils sont directement accessibles à la population. C’est cela, la « déférence ordinaire » : une complaisance et une connivence étalées par les acteurs médiatiques et regardées avec complaisance par l’oeil public. Il y a là la déclinaison d’un comportement issu de l’époque coloniale, une stratégie du colonisé qui consiste à flatter les « gros » et à les flatter de la manière la plus grossière, afin de se faire voir et de se faire bien voir. Une attitude que Françoise Guimbert a décrite au vitriol dans un fameux maloya « bann ti i soutient bann gro »…
Bondamanjak : Vous parlez de journalistes-vedettes, mais vous ne citez pas leurs noms ? Pourquoi ?
Geoffroy Géraud Legros : D’abord, parce que je ne suis pas un adepte du « name and shame » ; ensuite, parce que s’en prendre nommément à ces présentateurs et présentatrices starisés serait, justement, valider leur starification. Surtout, ce qu’il faut comprendre, c’est que leur attitude est produite par des facteurs structurels. Elle s’explique par la transformation de l’élite politique réunionnaise et de ses rapports avec la presse. Les président de Région sont perçus par l’inconscient collectif comme titulaires d’une fonction exécutive et, bien à tort, comme des « Présidents de La Réunion ». Jusqu’à l’élection de Didier Robert, ils renvoyaient l’image d’une certaine retenue et même d’un certain ascétisme. Ils se tenaient à l’écart et, pensaient-ils, au-dessus de la société du spectacle naissante. Sur le plan matériel, un Pierre Lagourgue, une Margie Sudre ou un Paul Vergès refusaient par principe certains avantages liés à leur fonction, tels que le logement, etc. Lors de la création d’une grosse société publique, « Maraïna », Paul Vergès a choisi de ne pas être rétribué. En un sens, la journaliste qui qualifiait jeudi dernier l’accession au pouvoir de Didier Robert d’« ère nouvelle » (rien que ça !) a raison : Didier Robert, c’est celui qui joue du piano en pantacourt dans les galas de charité, ne manque aucun avantage en nature et cumule les rémunérations et les jetons. C’est un président à la fois convivial et « bling-bling », parfaitement adapté aux codes sociaux que diffuse Antenne, qui promeut à la fois la « proximité » via des émissions, disons-le poliment, faibles, et un mode de vie jouisseur. Mais là encore, il faut dire qu’une bonne part de la population aime cette posture, et voit dans la vie mondaine du président, qui explose les frais de bouche de la collectivité et se ballade aux Seychelles, un prolongement des telenovelas dont on la gave à longueur de journée. L’identité de tel ou telle journaliste importe donc peu : pour comprendre l’exercice de jeudi dernier, il suffit de savoir que Didier Robert et Antenne Réunion partagent, si l’on peut dire, les mêmes valeurs, la même vision du monde.
On peut d’ailleurs supposer que les journalistes ne se rendent pas réellement compte qu’ils « passent le beurre », comme dit créole. Ainsi, la journaliste qui, lors de l’interview dont nous parlons, demande à Didier Robert de lui dire « dans les yeux » qu’il est « au-dessus de tout soupçon » de fraude dans l’attribution des marchés de la Nouvelle route du littoral, pense sans doute faire preuve d’une grande impertinence et d’une grande indépendance. Peut-être même Didier Robert, qui, la chose est notoire, ne supporte aucune critique, ne goûte-t-il guère cette question. Mais enfin, ce « regardez-moi dans les yeux », c’est du pipeau, et cela ne fait pas contrepoids aux assauts d’éloges qui parsèment cette émission. Cela ne fait pas non plus oublier ce que l’interview ne dit pas.
Bondamanjak : Que voulez-vous dire ?
Geoffroy Géraud Legros : Il faut rappeler que pour construire la gigantesque nouvelle route du littoral, la Région Réunion fait face à un véritable casse-tête : elle n’a pas les 19 millions de tonnes de roches nécessaires à la création de la digue, elle-même indispensable à la construction du viaduc. Autour des sites d’extraction pressentis, la population est vent debout, et un référendum communal devrait, à Saint-Leu, blackbouler le projet de carrière géante.
D’autre part, il ne sera pas aisé aux entreprises de s’approvisionner à Madagascar ou en Afrique du Sud sans surcoûts. En bref, la Région est dans une impasse. Il aurait été intéressant de demander à Didier Robert comment il comptait s’en sortir puisqu’il a déclaré par ailleurs qu’il n’y aurait ni retard ni dépassement d’enveloppe et que, s’il existe de tels aléas dans tous les grands projets du monde, c’est parce qu’« ailleurs on ne sait pas faire ».
De même, l’intervieweuse ne réagit pas lorsque Didier Robert fait allusion à des « auditions » à venir dans le cadre de l’enquête sur les marchés de la Nouvelle route du Littoral. Sacrée info pourtant ! Non seulement cette omission est, disons, surprenante de la part d’une journaliste, mais surtout, elle ratifie le discours du président de la Région, qui depuis le début distingue sa responsabilité propre d’éventuelles mises en cause au sein de son conseil. Comme si le Président n’avait à répondre de rien, dans l’hypothèse où l’un de ses élus venait à être impliqué, alors qu’il dit suivre ce dossier au millimètre. Si pareil cas de figure venait à se présenter, on peut tout de même penser qu’il conviendrait, à minima, d’interroger la compétence et la qualité du suivi effectué par Didier Robert qui est, il nous l’a assez dit, le chef de la collectivité. Il est naturel, politique et humain que l’intéressé tâche, par anticipation, de déconnecter son rôle de celui de potentiels responsables de dysfonctionnements. Mais les journalistes n’ont pas à lui emboîter le pas. On pourrait multiplier les exemples des silences qui arrangent bien le Président de Région, silences comblés par des considérations « people » sans aucun intérêt, du genre « qu’est-ce que votre femme pour vous ? », « à quand remonte votre dernier pique-nique ? » etc.
Bondamanjak : Vous parlez de « propagande ». N’est-ce pas un peu fort ?
Geoffroy Géraud Legros : Je n’aurais pas utilisé ce terme il y a quelques années ; on en était encore à l’altération de la réalité. Aujourd’hui, l’appareil médiatique et la communication de la Région Réunion convergent pour produire une image totalement renversée du réel. De sorte que pour avoir une idée de ce que veut et fait la droite de Didier Robert, il faut simplement inverser les énoncés. Par exemple, l’appel à une « politique sans haine » lancé à l’orée de la campagne des régionales par Objectif Réunion, le mouvement du président de Région qui va de la droite dure à la droite dure, s’est traduit dans les faits par une campagne de dénigrement contre Huguette Bello, par des actions en justice bidon et sur-médiatisées à l’encontre de Thierry Robert, etc. Dans le même esprit, lorsque la Région Réunion affirme que le chantier de la NRL est dans les clous, il faut comprendre le contraire : il y a déjà des retards, et il y a déjà des surcoûts, que la Région a avoué elle-même dans un récent communiqué consacré à la grève dans le secteur du BTP. On peut en dire autant du fameux réseau guidé, rangé au fond d’une poubelle depuis 5 ans, que l’on fait de moins en moins alors qu’on en parle de plus en plus… La liste des contre-vérités assénées avec aplomb est interminable.
Bondamanjak : Comment se fait-il qu’une émission comme celle de jeudi ne suscite pas plus de critiques publiques ?
Geoffroy Géraud Legros : Il n’y a pas de véritable espace critique à La Réunion. Il y a les gens qui adhèrent et redemandent du bidon : c’est un effet comparable à celui que produisait Berlusconi en Italie, grâce à ses chaînes de télévision qui façonnaient l’opinion et ont asséché l’esprit des Italiens. Et puis, les gens ont peur : lorsque je lis « Bondamanjak », je suis frappé par le fait que les internautes martiniquais prennent position dans les commentaires en dévoilant leur identité. Ici, les critiques s’expriment sous pseudonyme ; on ne se dévoile que lorsqu’il s’agit de flatter, en attendant, évidemment, un renvoi d’ascenseur, un « grâton ». À ce sujet, il y aurait un bel article à faire sur la manière dont les réseaux sociaux ont intégré le dispositif du clientélisme. Mais on peut risquer aussi une explication historique : longtemps, la chaîne publique fut considérée comme le bras armé du pouvoir et de la propagande. Les politiques jouent de cela, se comportent comme si le spectre de Jean Vincent-Dolor hantait les locaux de Réunion Première et hurlent au retour de l’ORTF dès qu’une question ne leur plaît pas. Antenne Réunion, arrivée plus tard, passe pour « neutre », ce qui est un comble. C’est très injuste : les rôles sont aujourd’hui inversés, et les journalistes du public ont conquis une indépendance et une liberté de ton qui n’existe pas à « Antenne ». Ils assurent la diversité des points de vue et de l’information. S’ils n’étaient pas là, il règnerait dans l’île une atmosphère de parti unique.