L’écrivain congolais Alain #Mabanckou s’attaque à un tabou de l’Afrique contemporaine concernant l’esclavage et la traite négrière.
« Il fait beau, il fait triste. Il y a Gorée, où saigne mon cœur, mes cœurs », clamait le poète-président Léopold Sédar Senghor dans ses « Lettres d’hivernage ». « Je refuse de me définir par les larmes et le ressentiment », lui répond le Congolais Alain Mabanckou près de 40 ans plus tard. Lieu de mémoire de la traite sur les côtes occidentales de l’Afrique, l’île de Gorée sera-t-elle à jamais la larme qui coule sur la joue balafrée du continent ?
Dans son dernier ouvrage « Le sanglot de l’Homme noir », Mabanckou assume un ton volontiers provocateur :
« je ne conteste pas les souffrances qu’ont subies et que subissent encore les Noirs. Je conteste la tendance à ériger ces souffrances en signe d’identité ».
La traite des Noirs est une honte pour l’humanité. Un crime contre l’humanité. Qu’elle soit le fait des Européens, via l’Atlantique. Ou des Arabes, via le Sahara ou Zanzibar.
« Pourtant, il serait inexact d’affirmer que le Blanc capturait tout seul le Noir pour le réduire en esclavage. La part de responsabilité des Noirs dans la traite négrière reste un tabou parmi les Africains, qui refusent d’ordinaire de se regarder dans un miroir », assure Mabanckou.
Ce passage, extrait du chapitre « Le devoir de violence », constitue un des piliers de l’ouvrage. Il a pourtant été peu remarqué par les commentateurs à l’heure pourtant où l’Histoire (avec un grand H) des Noirs de France s’écrit, où les ouvrages et les articles se multiplient sur l’esclavage et la traite. A l’heure où la nouvelle Afrique émergente est moins encline à jouer le rôle de victime (de la traite, de la colonisation ou du capitalisme occidental) pour devenir un acteur incontournable dans le monde.
Des « négriers » noirs ?
L’Afrique compte un milliard d’habitants aujourd’hui et en aura deux milliards en 2050. Que le monde le veuille ou non, il faudra compter avec le continent. Jamais l’humanité n’aura connu une telle explosion démographique dans un laps de temps aussi court.
Avec un habitant sur deux ayant moins de 20 ans, l’Afrique doit-elle toujours ressasser le passé de la traite et de l’esclavage ? Ou mettre l’accent sur des figures plus positives, de résistants à la traite, aux colonisateurs (européens) et aux dictateurs (africains) ?
L’Afrique peut-elle également accepter avoir eu en son sein des « négriers » ? Mabanckou pose la question :
« Faut-il sans cesse nier que pendant ce trafic les esclaves noirs étaient rassemblés puis conduits vers les côtes par d’autres Noirs ou par des Arabes ? ».
L’écrivain congolais, qui vit entre la France et les Etats-Unis, où il est professeur, n’est pas le premier à pointer du doigt la responsabilité africaine dans l’horreur de la traite.
Le Malien Yambo Ouologuen avait en 1968 revisité l’histoire africaine, soulignant que les horreurs de l’esclavage existaient sur le continent bien avant l’arrivée des Blancs. Et Mabanckou s’inscrit dans sa lignée, reprenant même le titre de son ouvrage « le devoir de mémoire » dans ce chapitre essentiel. Mais aujourd’hui, en France comme en Afrique, qui connaît Ouologuen ? Qui le lit encore ?
Mabanckou est, pour sa part, un des écrivains d’origine africaine les plus connus en France. Sinon le plus connu. Il est désormais un habitué des plateaux de la télévision tricolore. Sa voix porte.
Devoir de mémoire
En appelant les Africains à faire leur « devoir de mémoire », Mabanckou va sûrement heurter les bonnes consciences. La traite négrière constitue un sujet sensible. En France, l’esclavage a été supprimé une première fois en 1794, après la Révolution. Mais n’a été définitivement aboli qu’en 1848. L’esclavage et la traite n’ont été reconnus par la France comme crimes contre l’humanité que depuis une loi du 10 mai 2001.
Dix ans plus tard, le président français Nicolas Sarkozy, qui a des choses à se faire pardonner en Afrique après son calamiteux discours de Dakar, déclarait : « la traite et l’esclavage furent les premiers crimes contre l’humanité. Cet esclavage fut pire que celui de l’Antiquité car il ne trouva pas seulement sa justification dans l’appât du gain mais aussi et même d’abord dans le racisme ».
La même année, la traite négrière a pour la première fois été officiellement commémorée en Afrique. Une cérémonie baptisée « Atlantique noir » s’est déroulée sur un bateau faisant la traversée entre Dakar et Gorée. Tout un symbole.
« Il faut se rappeler du passé pour comprendre les racines du présent, mais il est également important de construire un discours de prospective et de dépassement », avait à cette occasion souligné le directeur du patrimoine culturel du ministère sénégalais de la Culture Hamady Bocoum.
Lors d’une table-ronde en 2007 à Gorée, il s’était déjà demandé « pourquoi cette traite a eu pour cadre l’Afrique et a duré si longtemps, pourquoi l’Afrique n’a pas su bien résister ? ». Avant de donner un élément de réponse : « Quand un peuple est vaincu, il y a forcément des collaborateurs ».
Maison des esclaves
Dans la « Maison des esclaves » de Gorée, Boubacar Joseph Ndiaye a pendant quatre décennies été le défenseur de la mémoire des victimes de la traite. S’il prenait parfois quelques libertés avec la réalité historique, il n’avait pas son pareil pour faire revivre les heures sombres de l’île. Il avait accueilli les grands de ce monde, du président américain Bill Clinton au Pape Jean-Paul II.
Disparu en février 2009, le conservateur avait publié trois ans plus tôt « Il fut un jour à Gorée, l’esclavage racontée à nos enfants ». Il racontait notamment comment des « guerriers » africains vendaient leurs captifs aux négriers européens.
Cette figure de la mémoire africaine, ancien tirailleur, concluait ainsi son ouvrage :
« mon intention n’est pas de perpétuer les rancunes et encore moins la haine, mais de vous expliquer, à vous les enfants du monde, qu’il faut rester vigilants. Les combats pour la liberté humaine n’ont pas de fin ».
Comme le disait l’écrivain martiniquais Edouard Glissant : « l’esclave de l’esclavage est celui qui ne veut pas savoir ».
Adrien Hart (www.slateafrique.com)