Figure 1 Carte de la commune Pénitentiaire du Maroni daté du 19 février 1945. Archives Départementales de la Guyane.
Il est dit « sur les rives du Maroni », cette localisation géographique pose un lieu et une époque, celui du territoire pénitencier, territoire administratif « indépendant » jusqu’en 1946. C’est donc reconnaître que l’universalisme de l’État est parcellisé. La contradiction est faite. Si, il est admis que l’autorité politique et administrative de l’époque n’avait aucun poids sur ce territoire administratif, ou que le chef pénitentiaire était un maître absolu, il faut se demander par qui les fonctionnaires militaires assuraient l’administration et la gestion du territoire du Maroni. Il faut s’inquiéter de savoir d’où provenaient leur solde, leur gratification et l’avancement de leur carrière de fonctionnaire. Par quelle autorité étaient validés des marchés d’acquisitions de viandes et des matières premières, des relations diplomatiques avec les pays frontaliers, des surveillances de police, des vérifications des entrées et sorties du territoire, des contrôles postaux, des remises de peine des prisonniers, des délivrances des ports d’armes, etc.… ? Si cette autorité venait des fonctionnaires militaires, on est en droit de tenter de comprendre par quelle évolution politique intervient l’ordre de ce fait ? Valider cette réalité conduit à remettre en question une certaine idéologie gouvernementale élaborée depuis la 1ière République. Il permet, en outre, de mésestimer l’importance des expertises publiques et des interventions sectorielles de l’État, notamment, depuis la fin de la 1e guerre mondiale. Ce qui était visé, dont la trame conduit à ce jour : donner plus de cohérence à l’action de l’Etat en tentant de sortir des formats théoriques de la décentralisation
et de la gouvernance locale et les rendre pratiques tout en perfectionnant le pouvoir de décision centrale.
Dès la fin de la première guerre mondiale, période où les mécanismes politiques sont mis à nus, la nécessité de réformer les instances publiques prend un palier supplémentaire. Il s’agit, entre autres, de la mise en place de textes de lois concernant le personnel de l’État. Par conséquent l’alignement des structures administratives à l’échelon national devenait plus que nécessaire. La nécessité de refonder tout l’appareillage administratif conduisait le gouvernement de Poincaré en 1924, à installer une nouvelle gouvernance technocratique et autoritaire, notamment par les décrets-lois qui s’avéreront efficaces contre le blocus des parlementaires frileux devant les besoins de réforme de l’État. Quelques élus en Guyane à cette époque réclamaient une action gouvernementale en prenant en compte le particularisme guyanais. C’est en son nom et du refus d’une administration par les décrets-lois que quinze commerçants et industriels guyanais en décembre 1932 vont demander que la commune de Saint-Laurent soit
transformée en commune de plein exercice. Ils font cette demande à un moment où l’avancement des réformes de l’État se fera notamment par la multiplication des comités et des groupes de réflexions, ce qui fera dire que l’administration grandit par « la parole du dehors », c’est-à-dire nourrit de réflexions nouvelles venant de tous les horizons de la société civile. La réponse négative qui sera donnée à ces Guyanais par le ministre des colonies via le gouverneur s’apparente à la formule « est maitre des lieux celui qui les organise ». Pour que la demande de ce groupe de commerçants fût suivie des faits, il fallait que l’État cédât la totalité des effets de la jouissance du domaine, aliène totalement l’exercice de ses droits à la nouvelle municipalité. Or, un tel changement nécessitait une modification des textes en vigueur, voire, l’abrogation du décret du 16 janvier 1929 qui a fixé le statut et les limites du domaine pénitentiaire de l’État à la Guyane. Tout cela avait un coût politique autant que financier. Afin d’écarter toute ambiguïté de langage, le ministre des colonies rappelle au gouverneur que « une seule autorité doit y exister pour édicter les règles d’administration rendues nécessaires par la présence d’une population pénale de plusieurs milliers d’âmes et cette autorité ne peut émaner que des représentants de l’État seul».
Figure 2 Source : Archives
Départementales de la Guyane
Pour expliquer cette absence d’autorité, on se prend à croire que la situation a longuement vécu par le tempérament du gouverneur ou du chef pénitentiaire, que l’un s’arroge certains droits vis-à-vis de l’autre en fonction de ce même
tempérament. Ce tableau vite brossé est quelque peu exagéré. À titre d’exemple sera prise une situation un peu cocasse qui n’aura pas manqué aux historiens chevronnés qui aiment les documents poussiéreux. Le décret du 16 février 1878 (modifié par le décret de 1925) accordait des pouvoirs excessifs au directeur de l’administration pénitentiaire dans la gestion seulement du centre pénitentiaire, mais il restait subordonné au gouverneur de la colonie.
Cela ne fait aucun doute. L’article 2 du décret du 16 février 1878 disait ceci : « Le directeur de l’administration pénitentiaire dirige sous les ordres du gouverneur, les différentes parties du service de la transportation ». Cette
subordination, comme il est indiqué dans le rapport BAGOT de 1929, « n’est pas suffisamment étroite et paralyse le gouverneur dans ses attributions normales de haute administration et de contrôle supérieur ».
L’inspection menée par BAGOT survient à la suite de la demande du gouverneur MAILLET dans un rapport au ministre des colonies (daté du 3 janvier 1929) d’abroger le décret du 18 septembre 1925[1] modifiant les attributions du directeur et instituant à Cayenne un délégué permanent auprès du gouverneur, et « la nécessité d’assurer au Gouverneur seul responsable, l’exercice de son autorité sur la colonie entière ».
Le texte du 18 septembre 1925 est précis quant à la supériorité du gouverneur. Il conforte tout au plus notre idée de départ. Le directeur de l’administration pénitentiaire, certes, «commande le pénitencier », mais « suit sous les ordres du gouverneur les différentes questions concernant les services pénitentiaires ».
Pourquoi l’abrogation du décret est demandée par le Gouverneur MAILLET ? Par le décret du 18 septembre 1925, le directeur de l’administration pénitentiaire se retrouve sous la tutelle d’un délégué permanent, collaborateur direct du gouverneur, et qui est ses yeux et ses oreilles tout en étant le commandeur du pénitencier de Cayenne. Or, ce
commandant devait rester sous les ordres du directeur de l’administration pénitentiaire. Mais, ce n’est pas le cas, parce qu’il était nommé par le ministre des colonies à cette fonction. De ce fait, il échappe complètement à sa hiérarchie. Or, le délégué permanent n’est plus sous la tutelle du directeur à un moment précis, c’est-à-dire lorsque le gouverneur accorde au délégué une autorité de contrôle. Plus encore, « le gouverneur est tenu d’inspecter au moins une fois par trimestre les pénitenciers du Maroni et point les autres ». Par un jeu d’interprétation fine, le directeur de l’administration pénitentiaire se trouvait autoritairement en dessous du délégué permanent, alors que dans le jeu de contrôle des actes administratifs, le délégué permanent ne disposait d’aucune autorité.
Cette situation posait plus de problèmes, en réalité elle ne résolvait pas grand chose. De fait, le décret, qui instaurait la présence du délégué permanent avec les attributions qui étaient les siennes, devenait obsolète.
Beaucoup plus tard, le rapport de la tournée d’inspection du gouverneur Bernard Jacques SIADOUS qui avait été transmis au directeur de l’administration pénitentiaire (29 septembre 1929, n° 74) : montre clairement la distinction dans la relation de pouvoir entre ces deux responsables : « Ce sont ces bases que je réclame de vous : Vous devez, vous attacher, sans la moindre faiblesse à relever tous les actes délictueux, toutes les fautes professionnelles, toutes les négligences coupables des fonctionnaires et agents de vos services. Il faut qu’une mentalité nouvelle soit créée dans l’administration pénitentiaire… Je vous recommande d’être impitoyable : Aucune considération ne doit vous arrêter. L’honnêteté, la plus scrupuleuse, l’activité intelligente, le dévouement doivent être les qualités que j’entends
désormais voir signaler chez tous les fonctionnaires et agents de l’Administration Pénitentiairre.
La question de la cession de la main d’œuvre pénale à des entreprises locales peut-être prise comme une matière à reconsidérer le rapport d’autorité entre le Directeur du bagne de Saint-Laurent et le Gouverneur de la colonie. Le mode
d’organisation de la main d’œuvre pénale suit les dispositions du décret du 14 mars 1931 et la dépêche ministérielle du 20 août 1931 n° 265 bis portant règlement d’administration publique sur l’emploi de la main d’œuvre pénale. Durant
la période de guerre, il y a une forte augmentation de la recherche d’or afin de permettre à la colonie de solder les achats de produits de ravitaillement et tenter avec l’excédent de faire des achats d’armement au bénéfice des Alliés. On peut prendre, en exemple, de manière concise la cession pénale de 3O hommes (accordée par arrêté du 1er mai 1940) à la Société d’Etudes et d’Exploitations Minières de l’Inini (SEEMI) crée à la demande du Gouvernement
en janvier 1940. Les travaux de cette société étaient assimilés à un service public. C’est à ce titre qu’elle reçoit pour une partie de ces activités ce type de main d’œuvre. Les bagnards étaient encadrés par un surveillant militaire détaché auprès de la société dans la région de Bœuf-Mort au pied du massif du Décou-Décou. Le chef surveillant se trouvait être sous l’autorité de R.C. Raoust Directeur de la société. Après différentes péripéties, voies de faits divers et la diminution progressive de l’élément pénal, le médecin Lieutenant Colonel Xavier Sainz, Directeur des Services pénitentiaires coloniaux, dans un courrier au gouverneur, daté du 8 décembre 1944, demande au Gouverneur la fin de la mise en cession de la main-d’œuvre pénale.
Si ces hommes relevaient de la seule compétence du directeur du Bagne, il n’aurait point besoin de soumettre ses besoins à l’autorité du Gouverneur. Autre exemple, mais un peu plus douloureux, à la même période, à quelques jours près, les surveillants réunis en Association professionnel soumettent au Directeur Sainz un projet de télégramme à adresser au Ministre des Colonies sous le contrôle et l’avis du Gouverneur. Tout naturellement, le directeur de
l’administration pénitentiaire rend compte au Gouverneur du vœu exprimé par les surveillants. En effet, les tarifs des soldes n’ont pas bougés depuis les décrets du 18 juin 1930 et du 14 janvier 1939 n’ont pas connu de changement, soit
50 francs par mois pour le premier enfant, 110 francs pour le deuxième et ainsi de suite ou par exemple « ».[2]
un commis de 2ième classe marié avec trois enfants perçoit mensuellement une solde et des indemnités de 3 350 francs, alors qu’un fonctionnaire du cadre général dans la même situation touche 5500 francs mensuellement
La situation dénote un fait exceptionnel. Les agents surveillants sont des agents de l’Etat rémunérés sur le budget colonial. Ces agents ne disposaient pas des traitements et des avantages accordés aux fonctionnaires métropolitains et cadres généraux. Ils connaissent des situations de crises liés à la vie chère. La suite du courrier du Lieutenant Colonel Xavier Sainz montre très bien le rapport hiérarchique existant : « je puis vous assurer que cette décision généreuse de votre part apporterait un grand réconfort moral parmi les fonctionnaires des SPC qui attendent avec ».
anxiété le résultat des démarches entreprises à leur sujet
Il est possible de multiplier les exemples de ce genre pour étayer la thèse de la ligne d’autorité dévolue au gouverneur, exécutée par les fonctionnaires. À la lumière de ce qui vient d’être proposé, il est possible d’accomplir ou de formuler une autre lecture de ce pan d’histoire guyanaise et exprimer avec d’autres subtilités ses variations politiques. Dans tous les cas, il n’est pas recevable l’idée d’un amoindrissement du représentant de l’État, alors que rien (ni théorique ni pratique) ne fait la démonstration contraire. Au final, ce genre d’assertion a le désavantage d’être considérée comme vraie et plonger la Guyane dans une exception permanente.
Le remède pour l’avenir, ne serait-ce pas de livrer en permanence le fait historique à quelques méthodologies issues des autres sciences humaines pour en garantir une certaine véracité ? Cela aussi a un avantage de mieux éduquer, de responsabiliser et de faire surgir quand cela est possible un imprévu positif dans l’histoire.
[1] Décret promulgué en Guyane par arrêté du 22 octobre 1925.
[2] Télégramme du Gouverneur
au Ministre des Colonies, 18 octobre 1944, n°589