Bondamanjak

Béké, un casse tête chinois pour les créolistes


Il y a quelques semaines de cela fleurissait un billet intitulé « L’origine africaine du mot Béké ». L’auteur, Roland Davidas, professeur de créole au Vauclin en Martinique y exprimait son opinion. Il évoquait toute la difficulté de parvenir à une définition claire du terme béké. « Le terme « Béké » est un casse tête chinois pour les linguistes et pour ceux qui s’intéressent à la langue créole » écrivait-il. À l’appui de sa conclusion, l’auteur revisitant l’histoire égrainait pas moins de 15 définitions possibles du terme. Qu’en est-il exactement ?


Afin que nul n’ignore, nous devons tout d’abord signaler que dès 2019, une étude similaire conduite par nos soins avait démontré tout au contraire que pour qui s’en donnait les moyens, il était parfaitement possible d’établir l’étymologie de ce terme. Ce n’était pas une simple opinion comme celles que nous avons l’habitude de voir circuler, mais le résultat d’une analyse scientifique pointue. Nous avions alors fait de l’égyptien ancien et du copte nos arbitres absolus. Ceci nous avait permis de produire les définitions attachées à son caractère polysémique. De ces analyses, nous avions enfin établi de façon certaine son origine africaine.


Visiblement, certains n’ont pas jugé acceptables les résultats de cette étude. Et pour cause, ils  déconstruisaient un mythe et replaçaient ce terme dans sa véritable acception que nous devons tous assumer. Mais nous sommes cependant en droit de nous questionner le but recherché par cette nouvelle communication. Pourquoi n’est-ce qu’après des années de silence qu’elle tente de nous porter la contradiction ? Nous nous sommes toujours déclarés ouvert au débat. Mais si tenté qu’elle veuille invalider la pertinence de nos travaux, force est de constater que cette tentative s’y prend très mal.


D’abord, il nous faut noter que dans cet objectif de démontrer l’impossibilité d’établir l’étymologie du terme béké, cette nouvelle étude s’attache à volontairement amplifier la difficulté. Ainsi s’assure-t-elle que cerné d’une abondante série de termes aussi diverse, le puzzle sera rendu impossible à reconstituer. Or, peu importe sa motivation et l’abondance de moyens employés, une telle démarche ne peut qu’échouer. À vrai dire, un tel procédé n’a rien d’impressionnant. Du reste, Monsieur Davidas n’y démontre rien. Et tout autant qu’il abordera ses recherches par le prisme créole actuel, il ne sera jamais en mesure de le faire. À ce titre, il est clair que le terme béké est un casse-tête chinois. Mais précisons le de suite, seulement et uniquement pour des créolistes, comme lui adeptes du descriptivisme. En cela, la démarche de M. Davidas est emblématique de cet état de léthargie dans lequel baigne l’approche créole. Elle se révèle scientifiquement limitée. Ceci, du fait du tropisme eurocentriste qui aubère toute possibilité de projection en dehors de l’espace de ces trois derniers siècles d’histoire européenne dans la Caraïbe. Le plus dur est donc de voir Monsieur Davidas passer sans même l’identifier à coté de l’analyse linguistique pertinente qui aurait dû lui permettre de se prononcer d’un pas sûr. Tout au contraire, il a préféré, comme le lui commande encore l’approche créole, dans une course effrénée qui a pour conséquence une distraction du lecteur par un beau voyage dans le temps. 


Que fait donc Monsieur Davidas ? Dans un énoncé qui n’est qu’historique et surtout pas linguistique, il décrit et cite majoritairement des auteurs européens, leurs citations et comparaisons d’opinions. Son analyse s’en tient à cette étape. Mais la moisson y est abondante mais peu fertile. Et pour cause, pour un mot qu’il prétend d’origine africaine, seule les approximations linguistiques européennes semblent avoir sa priorité. Il passe ainsi d’un chaos l’autre, d’une multiplicité de définitions à une impossibilité de choix. Le lecteur lui, est prié de rester sur sa faim et dans la plus grande confusion. Or, ce que ce dernier veut, c’est des éléments concrets, un cheminement logique qui débouche sur une définition claire et propice à le faire progresser dans la compréhension qu’il a de sa langue.
Or,  nous sommes loin du compte.

Il s’avère de ce fait, que le travail de Monsieur Davidas s’arrête là où il devrait véritablement commencer. Au delà de sa collecte, jamais une analyse linguistique rigoureuse de ces différentes occurrences identifiées ne nous est proposée. Jamais il ne propose une étude morphologique et lexicologique du terme donné. Et c’est là toute la faiblesse de cette science que certains appellent créolistique. Incarcérée dans un discours idéologique créolitaire que l’auteur s’empresse de rappeler, elle ne parvient toujours pas à convoquer les langues africaines modernes ou anciennes à la barre de la vérité. À vrai dire, Monsieur Davidas ne sait que faire de ces occurrences. Il ne sait pas comment les traiter et ses conclusions s’en ressentent. La raison en est simple, il ne dispose ni de la méthode, ni de la vigilance que demandent cet exercice. Rien d’étonnant à cela. Il n’en est pas responsable.

Ceci est d’abord dû au mauvais prédicat de départ qui préside à l’approche créole. Celle-ci veut à tout prix faire de la langue dite créole, une langue à base lexicale française. Mais il est illusoire de prétendre contraindre les faits linguistiques à confirmer un discours purement idéologique et donc hautement politique tenu sur une langue. Chacun peut donc en mesurer ici les conséquences fort limitantes pour les enseignants-chercheurs en langue dite créole. Aussi, loin de faire le procès en sorcellerie de Monsieur Davidas, nous voulons ici plutôt user de cet exemple afin d’alerter les uns et les autres sur les dérives que prennent chez nous l’application stricto sensu du roman historique créole au détriment de la recherche linguistique véritable.


Pourquoi ? Parce qu’il faudra bien un jour reconnaître le fait suivant : L’approche créole navigue à partir d’un prédicat erroné jusqu’à la moelle. Comment est-ce possible ? Parce que la méthode descriptive synchronique sur laquelle repose tout l’édifice créole n’est qualifiée ni pour étudier l’origine, ni pour retracer l’histoire d’une langue et encore moins produire l’étymologie des termes de son vocabulaire. La créolistique n’étant donc pas qualifiée pour cet exercice, les beaux romans qui nous sont contés sur l’histoire de notre langue sont tous faux. Comment donc en sortir ? Il est temps de se rendre à cette autre évidence : Seule la méthode comparative historique et elle seule est habilitée à retracer le passé d’une langue.

Or jusqu’à ce jour, les créolistes se refusent à la pratiquer ou tout au plus pour jouer à la comparaison entre différentes formes de notre langue. Jamais leurs analyses comparatives acceptent de se mettre en danger.

Jamais nous ne les voyons intégrer des langues bien plus anciennes telles le latin, le grec ou mieux, le copte et l’égyptien ancien à leur série de langues de comparaison. La raison en est simple. Cela les contraindrait à rencontrer la source originelle de notre langue, et une source africaine. Cela les contraindrait surtout à reconnaître l’existence d’une langue africaine source, ancêtre commun prédialectal de toutes les formes que prennent la langue dite créole de par le monde.

C’est donc ce dogmatisme qui les condamne à n’user que d’approximations et autres correspondances de surface en lieu et place de démonstrations linguistiquement indiscutables. Or notre langue mérite bien mieux.
Voilà donc pourquoi toute tentative de leur part de produire la définition d’un terme de notre langue aboutit inexorablement à une indécision.

Or la linguistique comparative historique est une méthode mathématique rigoureuse. Elle ne craint pas de se confronter à une langue ou une série de langues quelles qu’elles soient. Elle repose sur l’établissement de lois de correspondances phonétiques régulières et constantes. Ceci lui permet de remonter très loin dans le temps et de situer toute langue dans cette continuité historique que ne permettra jamais la méthode descriptive et donc l’approche créole actuelle.

Elle commande avant toute analyse d’éliminer le hasard, les coïncidences, les correspondances de surface et surtout le vocabulaire d’emprunt. Cela revient donc à éliminer de fait tous les termes issus du français, des langues amérindiennes et des autres langues européennes, mais surtout les approximations étymologiques actuelles faites de comparaison de vocabulaire de deux langues données sans étude de leur possible parenté génétique. Or, toute les études proposées par la créolistique reposent sur un usage abondant des termes issus du français. Leurs investigations s’arrêtent donc en ce point, à l’heure même où la linguistique comparative historique s’oblige à amorcer la deuxième étape de son étude, l’analyse lexicologique, morphosyntaxique des éléments collectés.
En pareil cas, comment traiter le terme béké ?

C’est là que ce qui relève de l’impossible pour le professeur de créole adepte de la créolistique se révèle d’une simplicité déconcertante pour ceux de la diachronie. En effet, plus un linguiste comparatiste dispose de langues à mettre en inter-action, plus il est heureux. Voilà pourquoi en croyant compliquer la tache par une abondance de termes, Monsieur Davidas n’a fait que simplifier le travail. Ainsi, la première chose que l’auteur aurait du s’attacher à relever ce sont les traits communs. D’abord, il aurait du voir que tous ces termes appartiennent au même champ lexical. Tous relèvent du registre du pouvoir.

Ensuite, il aurait du remarquer que tous ces termes procèdent d’un même squelette consonantique (b.k) ou (m.b.k), [b] faisant ici office de préfixe. Voilà en quoi constitue l’échec de la tentative de complexifier l’exercice. Le créoliste qui pour forcer le trait s’est attaché à multiplier les occurrences. Lui qui voulait ainsi mettre en évidence le casse tête chinois que ceci représente à ses yeux, s’apercevra que tout ces termes ne se ramènent qu’à un seul squelette (b.k). Celui-ci témoigne de la stabilité de ce terme au cours des millénaires précédents. Ainsi, tirant profit de ces deux constats, il aurait pu entamer une comparaison à l’aide d’autres langues. Loin de se limiter à ces trois derniers siècles européens, il aurait pu convoquer des langues bien plus anciennes (vieux français, latin, grec, copte, égyptien ancien). Il aurait alors constaté que de toutes celles considérées, seuls l’égyptien ancien et le copte répondent à l’équation posée et sont génétiquement apparentés au terme béké. Ces termes désignent en effet le bras, la main et par extension le pouvoir.

Ce pouvoir d’abord endogène en Afrique donne droit au terme ma.boko « main », « bras » et ses dérivés dans les langues africaines modernes portés par la voyelle [o]. Signalons à titre d’exemple que le terme bòkò désigne le prêtre, l’homme investi de pouvoirs mystiques. Il dénote de la structure de la société politique africaine stable depuis des dizaines de milliers d’années.

Ainsi, Monsieur Davidas en déduirait que la seule solution pour qu’un terme soit à ce point répandu, pas uniquement en igbo, mais dans une multitude d’autres langues africaines de l’Est à l’Ouest et du Sud au Nord subsaharien, c’est l’héritage à partir d’une langue bien plus ancienne, un ancêtre prédialectal commun préhistorique. Ainsi, Monsieur Davidas aurait pu conclure et de façon certaine à l’origine africaine du terme.

Il ne se contenterait pas d’une affirmation non démontrée. Il comprendrait alors que les voyelles véhiculent elles aussi des concepts et que de ce fait si le pouvoir endogène est porté par le terme boko, béké et sa voyelle [é] indique une captation de ce pouvoir par des étrangers. Ces derniers aux mœurs réputés violents ont fait provoqué le glissement du sens initial du terme. Ceci a en effet  introduit ces nouvelles notions dans le discours de ces civilisations africaines qui en furent les victimes. Précisons qu’avant l’arrivé des arabes esclavagistes, il n’existait pas de terme pour désigner le statut d’esclave dans les langues africaines y compris en égyptien ancien. Les langues africaines vont donc se rabattre sur le terme par lequel étaient désignés chez eux les animaux de la basse-cour élevés en cages. Ceci explique la polysémie du terme.

À savoir, « homme étranger violent », « homme étranger méchant », « maître d’un esclave », « propriétaire d’un esclave », « homme étranger qui enferme des humains dans des cages au même titre que du bétail » et par extension, le phénotype (d’abord arabe puis européen) de ceux qui se sont adonnés à ces sévices envers les Africains. Il est donc naturel que dans la caraïbe ce terme dont l’acception première est étranger maître d’un esclave, étranger propriétaire d’esclaves reviennent à désigner l’homme blanc. C’est en leurs mains que le pouvoir carcéral plantationaire était à cette heure concentré. Mais cette acception n’est surtout pas la première. Béké ne désigne pas en premier lieu le phénotype européen. Tout étranger s’adonnant au trafic d’Africain était susceptible d’être désigné ainsi. La traite arabe ayant commencé des siècles avant l’arrivée des premiers européens en Afrique il est parfaitement logique qu’ils furent les premiers à être désignés de la sorte. Mais ce fait n’est pour l’heure qu’insuffisamment documenté.

Ainsi, nous ne pouvons que nous étonner de voir Monsieur Davidas marteler avec une telle insistance l’origine africaine d’un terme alors qu’à aucun moment il ne s’est montré en mesure d’en apporter la preuve. Nous sommes parfaitement surpris de voir ici une tentative aussi maladroite de ramener le terme béké à un phénotype unique. Et si nous ignorons les motivations d’une telle démarche, nous ne pouvons qu’en signaler le caractère dangereux. Ainsi donc, maintenant que ces faits sont connus, il faudra bien que la persistance d’usage de ce terme suscite un légitime questionnement. En conclusion, nous ne saurions qu’inviter les uns et les autres à dépasser le stade infertile de la linguistique descriptive. Notre langue le mérite. Elle doit reconquérir des pans entiers de sa nature restés en jachère du fait de l’approche actuelle. Et tant pis si le résultat obtenu nous commande de conclure à sa nature africaine. La vérité n’a pas à plaire, la vérité est !

Djolo (Jean-Luc Divialle Hamlet), 

chercheur indépendant en linguistique. Expert en langue dite créole. Conférencier. Animateur de lékòl fombwa woucikam.

Du même auteur :