Monsieur le Préfet, Madame la Procureure,
Votre intervention récente concernant Rodrigue Petitot, invoquant l’article 40 du Code de procédure pénale pour signaler des menaces et incitations à la violence contre des élus locaux, soulève des questions majeures sur l’application de la loi, l’indépendance de la justice et la perception d’une justice à deux vitesses en Martinique.
- L’article 40 : Un outil au service de l’État ou un instrument d’intimidation ?
L’article 40 du Code de procédure pénale vous impose effectivement, Monsieur le Préfet, de signaler tout fait susceptible de constituer une infraction. Cependant, votre interprétation de cet article semble aller au-delà du simple signalement en suggérant des mesures coercitives telles que la garde à vue de M. Petitot. Cela pose une question essentielle : la justice doit-elle agir sous l’impulsion directe de l’exécutif, au risque de s’éloigner du principe constitutionnel de séparation des pouvoirs ?
Selon l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la séparation des pouvoirs est un pilier de notre démocratie. La justice doit agir de manière indépendante, et non sous l’influence d’une autorité administrative, quelle qu’elle soit. En signalant un fait, votre rôle s’arrête là : il revient exclusivement à Madame la Procureure et aux juridictions compétentes de déterminer si les propos incriminés de M. Petitot constituent une infraction pénale ou relèvent de l’expression d’un mécontentement social.
- Propos de Rodrigue Petitot : Une surinterprétation ?
Les propos imputés à M. Petitot, bien que véhéments, doivent être replacés dans leur contexte. Une interprétation rigide et isolée des mots peut conduire à des décisions disproportionnées, telles qu’une garde à vue ou des poursuites injustifiées. Ces mesures doivent s’appuyer sur des preuves claires d’une intention réelle d’inciter à la violence ou de commettre une infraction grave.
Or, cette affaire semble symptomatique d’un climat de tension sociale exacerbée, dans lequel les paroles de certains militants ou citoyens sont prises au premier degré, souvent sans considération pour les causes profondes de leur colère :
• La déconnexion entre certains élus et leurs administrés, nourrie par des politiques locales souvent jugées inefficaces.
• L’absence de dialogue constructif entre les institutions et les citoyens.
Le rôle de la justice est ici crucial : sanctionner si nécessaire, mais avec discernement et équité, pour ne pas alimenter un sentiment de répression injuste.
- Une justice à deux vitesses : Perception ou réalité ?
La Martinique est marquée par une défiance croissante envers ses institutions, en particulier la justice. Ce sentiment de justice à deux vitesses trouve ses racines dans des situations où l’inaction contraste avec une répression rapide et ciblée :
• Le chlordécone, scandale sanitaire et environnemental majeur, n’a jamais donné lieu à des condamnations fermes, malgré des preuves accablantes et des décennies de mobilisation.
• Les dysfonctionnements dans la gestion de certaines collectivités locales ne sont pas systématiquement investigués avec la même rigueur.
• Les paroles et actions de certains responsables politiques ou économiques, pourtant clivantes, passent souvent sous silence, créant une impression d’impunité pour les uns et de sévérité injustifiée pour les autres.
Dans ce contexte, l’intervention rapide et musclée contre Rodrigue Petitot renforce le sentiment que la justice est plus prompte à protéger certains intérêts ou élus qu’à répondre aux attentes de la population.
- Une responsabilité collective : élus, préfet, justice
Si la situation est aujourd’hui aussi tendue, il est nécessaire de poser une question essentielle : quels sont les bilans concrets des élus visés par ces critiques ? Certains reproches formulés par la population ne sont pas sans fondement :
• Des taux d’abstention élevés, parfois supérieurs à 60 %, montrent que la légitimité de nombreux élus est fragilisée.
• Une partie de la population perçoit ces élus comme déconnectés, incapables de répondre aux défis économiques, sociaux et environnementaux du territoire.
• Les tensions ne naissent pas dans un vide : elles sont le fruit d’un sentiment de trahison et de négligence accumulé depuis des années.
Monsieur le Préfet, Madame la Procureure, votre rôle doit être de garantir que la loi soit appliquée de manière impartiale, mais également de rappeler aux élus qu’ils ont une obligation de résultats envers leurs administrés. Le dialogue et la transparence doivent primer sur la répression.
- Le respect des valeurs républicaines : liberté, égalité, justice
La Martinique ne pourra avancer que dans le respect des principes fondamentaux de notre République :
• La liberté d’expression, même lorsqu’elle dérange, est protégée par la jurisprudence nationale et européenne (notamment l’arrêt Handyside de la CEDH, 1976).
• L’égalité devant la loi doit être garantie pour tous, qu’il s’agisse d’un maire, d’un préfet ou d’un simple citoyen. Toute justice perçue comme partiale fragilise la confiance démocratique.
• La justice doit rester indépendante. Elle ne peut être instrumentalisée pour étouffer des revendications légitimes ou museler des critiques.
- Vers une issue constructive : appel au discernement et à la médiation
Il est impératif de sortir de cette spirale de tensions par une approche concertée et équilibrée :
• Les élus locaux doivent s’interroger sur leur gestion et s’engager dans un dialogue sincère avec leurs administrés.
• L’État, représenté par la préfecture, doit jouer un rôle d’arbitre neutre, respectueux des sensibilités locales.
• La justice, enfin, doit agir avec discernement et proportionnalité, en s’assurant que chaque décision renforce l’état de droit plutôt que de l’affaiblir.
Conclusion : Restaurons la confiance en nos institutions
Monsieur le Préfet, Madame la Procureure, la situation en Martinique exige non pas des réactions autoritaires, mais des réponses courageuses et justes.
La population doit retrouver confiance en ses élus, en ses institutions et en sa justice. Cela ne pourra se faire que si chacun accepte de reconnaître sa part de responsabilité et agit dans l’intérêt collectif.
Rodrigue Petitot, comme d’autres, exprime un malaise qu’il serait dangereux d’ignorer. Si ses propos doivent être analysés, ils ne peuvent en aucun cas servir d’excuse pour détourner le regard des vrais problèmes auxquels la Martinique fait face : une crise de confiance, un sentiment d’abandon et une colère légitime que seule une gouvernance exemplaire pourra apaiser.
TD