Alors que les débats de la commission parlementaire sur le chlordécone se déroulent en ce moment, il apparaît de plus en plus évident que l’État Français et ses dirigeants n’ignoraient rien de la dangerosité et du caractère cancérigène de la molécule et de ses produits dérivés sciemment utilisés dans l’agriculture locale.
Malcolm Ferdinand, chercheur au CNRS, a lui aussi été auditionné par la commission d’enquête parlementaire, pour avoir travaillé pendant huit ans sur la question du chlordécone.
Originaire de la #Martinique, il est ingénieur en environnement de l’University College London, docteur en philosophie politique de l’université Paris-Diderot et chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), à l’IRISSO (Institut de recherche interdisciplinaire en sociologie, science politique, économie et sociologie des organisations – Université Paris-Dauphine) et auteur « Une écologie décoloniale, Penser l’écologie depuis le monde caribéen », Ed : Seuils.
En comparant les suites données à la catastrophe d’Hopewell en Virginie en 1975 à celles que la France a consacré à ce problème après son interdiction aux Antilles, il en tire la conclusion en cinq points :
1/une crise environnementale et sanitaire
2/une crise étatique avec des failles répétées des services de l’Etat et une inaction malgré les alertes (dont la première est venue des ouvriers agricoles martiniquais dès 1974 par une grève et des revendications explicites d’arrêter l’usage du chlordécone)
3/une crise démocratique qui révèle que « un petit groupe a réussi à imposer une vie en pays contaminé »
4/une crise de justice (« Le travail de votre commission d’enquête aurait dû être fait il y a 47 ans »)
5/une crise sociétale qui révèle « un habité colonial avec une monoculture d’exportation dont les habitants n’ont profité que des violences »
Bondamanjak y va aussi de sa modeste contribution en rappelant la chronologie de ce crime d’Etat.
Voici comment cette molécule apparaît et impactera la vie de plusieurs générations d’ Antillais, à peine remis du BUMIDOM, à partir de 1972.
1951 Les chimistes Américains Gilbert et Giolito synthétisent la chlordécone. Deux brevetssont déposés l’année suivante ; tous deux assignés à l’entreprise Allied Chemical and Dye Corporation.
1958 Mise sur le marché du pesticide par Allied Chemical, au moins sous deux noms commerciaux : Kepone et GC-1189.
1963 Huber démontre la toxicité du chlordécone, chez la souris de laboratoire
1964 IFAC (Institut Français des Agrumes Coloniaux) réalise des essais au Cameroun
1965 Le pesticide est signalé comme étant aussi reprotoxique (pouvant altérer la fertilité de l’homme ou de la femme, ou altérer le développement de l’enfant à naître (avortement spontané, malformation…), chez la souris et chez la poule.
1966 Sa production commerciale progresse néanmoins, aux États-Unis par Allied Chemical Company et LifeSciences Product Company (LSPC) à Hopewell, en Virginie.
Mai 1968 l’IFAC met en place un essai en Martinique
14 juin 1968 le Comité d’études des produits antiparasitaires à usage agricole de France étudie deux demandes déposées par la société SOPHA basée à Fort-de-France (Martinique), concernant d’une part le Mirex (contre la fourmi-manioc) et d’autre part le Képone (alors défini comme « une spécialité à base de « chlordécone » et présenté comme visant à détruire les « insectes du bananier ». Le compte-rendu archivé de cette réunion mentionne pour le Mirex et le Képone qu’« il s’agit d’une substance nouvelle qui doit être, au préalable, examinée par la Commission des toxiques. Au surplus, pour le Mirex des renseignements sur l’intérêt de cette matière active seront demandés au Service de la protection des végétaux de la circonscription Antilles-Guyane ». Aucune autorisation de vente n’est alors délivrée, mais ces deux molécules sont mises à l’étude.
27 juin 1968 la Commission des toxiques examine le « chlordécone » mais sur la base d’un résumé constitué de trois pages non signées, jugé incomplet ce qui justifie un ajournement de l’étude et de l’avis de la commission
Le 4 octobre puis le 6 décembre 1968 une nouvelle demande d’homologation est déposée pour le « Kepone G » et le « Kepone P », cette fois par la Seppic (Société d’exploitation de produits pour les industries chimiques), à nouveau considérées comme « demandes non en règle » par le Comité d’études des produits antiparasitaires à usage agricole qui répète que le chlordécone en tant que substance nouvelle doit d’abord être soumise à l’examen de la Commission des toxiques
18 septembre 1972 Jacques Chirac, ministre de l’Agriculture et de l’Aménagement rural de Georges Pompidou, délivre une Autorisation de Mise sur le Marché (AMM) provisoire pour le chlordécone sous la dénomination commerciale de Képone
1975 Une centaine d’ouvriers sont gravement intoxiqués par le chlordécone, scandale qui commence à être connu en aggravé par le fait que durant les années 1960 et 1970 l’usine a aussi gravement pollué l’eau, les sédiments et la faune de la James River près de la ville de Hopewell dans l’état de Virginie. Dans l’air le taux de chlordécone y dépassait 3 mg/m3 dans certaines zones de l’usine (trois mille fois le seuil légal de 1 μg/m3)17. Ce scandale a attiré l’attention du pays et de l’OMS sur ses effets toxiques pour les humains et la faune (aquatique notamment)
1978 Après l’accident à Hopewell, la question de l’élimination du chlordécone se pose aux États-Unis qui envisageaient déjà d’envoyer à l’incinération 80 bidons de Képone au Royaume-Uni. La toxicité du produit était alors connue sous trois angles : cancérogénèse, risques de stérilité masculine et écotoxicité
1980 Aux Antilles, une aggravation de la prévalence du parasitisme des bananeraies est attribuée à l’ouragan David, alors qu’aux États-Unis, le chlordécone cause de lourdes pertes à de nombreux établissements, restaurants et entreprises qui dépendaient de l’eau du fleuve James River ; car depuis 1975 et pendant treize ans, le gouverneur Mills E. Godwin, Jr. y interdit toute pêche sur une distance de cent milles : de l’usine de Richmond (Virginie) à la mer (baie de Chesapeake)
L’ouragan est suivi aux Antilles d’un fort développement de parasites des bananiers. C’est l’un des arguments ayant justifié des dérogations d’usage pour les bananeraies de Martinique et de Guadeloupe.
1981 le groupe punk Dead Kennedys reprend une chanson Kepone Factory, satire de la controverse entourant Allied Signal et leur négligence concernant la sécurité de ses employés. C’est l’une des chansons de l’album In God We Trust, Inc. Écrite en 1978, la chanson était initialement intitulé Kepone Kids (Les Enfants du Képone).
Cette même année en France, la ministre de l’Agriculture Édith Cresson délivre à la société Laurent de Laguarigue une seconde AMM pour le chlordécone sous la dénomination commerciale « Curlone ». La formulation du produit est faite à Béziers, à partir de la molécule synthétisée au Brésil, avec une commercialisation et importation massive aux Antilles françaises, en dépit d’effets pseudo-œstrogéniques scientifiquement déjà clairement démontrés chez les oiseaux et mammifères
Pas d’homologation officielle du produit en France ; au profit d’autorisation provisoires (mais plusieurs fois renouvelées) de mise sur le marché, tenant plus ou moins compte des avis de la Commission de l’emploi des toxiques en agriculture, remplacée en 1974 par le Comité d’homologation des produits antiparasitaires à usage agricole et des produits assimilés (subdivisée en deux sections : « Productions végétales » et « Productions animales »), par contre le Mirex a lui été homologué
1982 l’ouvrage Who’s Poisoning America?: Corporate Polluters and Their Victims in the Chemical Age passe en revue l’histoire des incidents et accidents liés au Kepone.
1986 Agence de protection de l’Environnement (EPA) publie Final report on the evaluation of four toxic chemicals in an In Vivo/In Vitro toxicological screen–acrylamide, chlordecone, cyclophosphamide, and diethylstilbestrol, confirmant la toxicité de ce produit
1988 Interdiction partiellement levée en Virginie en raison des efforts de dépollution du fleuve James River et de ses sédiments
1er février 1990 La France retire l’AMM du chlordécone pour tout le territoire français, mais Guy Lordinot, député de la Martinique, relayant de gros planteurs de bananes, obtient une dérogation permettant une prolongation de l’utilisation du chlordécone à la suite de sa question écrite le 23 avril appuyée par sa lettre au ministre de l’Agriculture du 30 avril
5 juin 1990 Henri Nallet, alors ministre de l’Agriculture, publie une dérogation de deux ans, uniquement valable pour les DOM
Mars 1992 Louis Mermaz, nouveau ministre de l’Agriculture et des Forêts, proroge d’un an la dérogation pour l’utilisation du Curlone
Février 1993 Jean-Pierre Soisson, ministre de l’Agriculture et du Développement rural, répond favorablement à une demande de la SICABAM demandant à pouvoir utiliser le reliquat de stocks de chlordécone31 (stocks qui avaient été largement réapprovisionnés en août 1990 alors que la décision de retrait d’homologation de février 1990 avait été notifiée à la société Laguarigue qui commercialisait le chlordécone).
Le frère ainé de Bernard Hayot, Yves Hayot (mort en 2017) qui était président du groupement des producteurs de bananes de Martinique (SICABAM), et aussi directeur général de Laguarigue a reconnu qu’il avait fait du lobbying auprès de J.-P. Soisson pour l’obtention des dérogations
30 septembre 1993, ce pesticide est officiellement interdit à la vente aux Antilles françaises31.
Conclusion
De ses premiers usages autorisés, en 1972, à la date de son interdiction aux Antilles en 1993, 300 tonnes de ce pesticide seront pulvérisées (30g de produit par pied, soit 3kg/ha et par an)
Il faudra 13 ans à la France pour interdire la vente et l’utilisation du chlordécone, sans parler de destruction des stocks.
Il faudra 31 ans à la France pour que des mesures soient prises pour interdire la pêche.
Il faudra attendre 22 ans pour que la France lance les premières recherches sur le risque cancérogène du produit.
Il faudra 30 ans à la France pour lancer les recherches sur la contamination des aliments et des eaux.
Il faudra 20 ans à la France pour commencer les recherches pour dépolluer les sites.
Il faudra 27 ans à la France pour lancer une enquête parlementaire.
En 2000 en Guadeloupe, la production d’eau embouteillée de l’usine de Capès-Dolé, après des tests d’échantillons faits le 28 mars, est stoppée (7 avril) en raison des taux de HCHb trouvés dans l’eau à hauteur de 0,5 g/l (cinq fois la norme) et de chlordécone (0,7 à 1,1 g/l, soit de sept à onze fois la norme) en plus de traces de dieldrine (0,1 g/l dans un cas).
Cela a eu pour effet un impact économique très grave pour la société qui a tout de même réagi très vite. Dès la fin avril, Capès Dolé s’est rapidement équipée de filtres à charbon actif et d’un système d’ultrafiltration sur membranes (5m) destinées à retenir les relargages du charbon actif. Les chaînes de conditionnement sont aussi équipées d’une filtration « stérilisante » (membranes à 0,2 µm). Après réglages du processus de filtration, les analyses effectuées par la DDASS le 22 mai confirment l’absence de pesticides dans l’eau.
La commercialisation de l’eau embouteillée reprend le 30 mai avec un contrôle hebdomadaire. La société Capès Dolé utilisait le terme eau de source, mais constat fait que la réglementation en matière d’étiquetage n’était pas respectée, elle doit dorénavant employer l’expression eau rendue potable par traitement ; la société concurrente Matouba était dans la même situation. Une recherche mensuelle de pesticides organochlorés est imposée à la charge de Capès Dolé sur une durée minimale de six mois
En 2009, le chlordécone est définitivement inscrit dans la convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants, ce qui interdit sa production et son utilisation dans le monde entier.
En 2019, Joël Beaugendre, ancien député de Guadeloupe et ancien membre de la mission parlementaire de 2009 sur l’usage du chloredecone aux Antilles, confesse à la Commission parlementaire présidé par Serge Letchimy, que des stocks du produits sont encore enterrés au lycée Jardin d’essais de Baimbridge aux Abymes, depuis des années.
Des confessions qui lui ont valu d’être entendu par la gendarmerie suite à une information judiciaire ouverte par le Procureur de la République en Guadeloupe. De l’aveu de l’ex-député son implication dans la mission de 2009 lui a couté son poste de député, suite aux pressions du lobby des bananiers et de certains parlementaires.
Pas plus tard que la semaine dernière c’est au tour de Juvénal Remire, ancien syndicaliste agricole, de révéler en direct sur Martinique 1ère, la télé de l’Etat, que l’Etat Français avait imposé la molécule via un produit dérivé, afin d’écouler les stocks, lors de la grève de 1992, alors que les agriculteurs réclamaient le soutien de l’Etat à la filière.
En France, 42 ans après la mise en circulation du chlordécone, la justice reste muette sur d’éventuelles responsabilités puisque tous les ministres de l’agriculture de la 5ème République sont impliqués, ainsi que sur de possibles indemnisations des victimes directes du produit.
Crime d’Etat ? Crime colonial ? ou les 2 mon capitaine ?
Et pendant ce temps-là en #France le pays des droits de l’homme qui a déclaré l’#esclavage crime contre l’humanité, #Colbert le père du #codenoir a une statue devant l’Assemblée nationale et ça ne dérange personne