Aux Etats-Unis, Halle Berry, Will Smith et Denzel Washington trônent au sommet du box-office. Et en France ? Pourquoi si peu de noirs au cinéma ? Alors que sort mercredi "Aide-toi, le ciel t’aidera", le nouveau film de François Dupeyron tourné dans une communauté "black" des Mureaux, enquête sur une cruelle absence.
Michèle Halberstadt, profession productrice, n’en revient toujours pas… Un jour, François Dupeyron, dont elle a financé plusieurs films, se pointe avec son nouveau scénario. Titre: "Aide-toi, le ciel t’aidera". Une fable située dans une communauté noire du beau pays de France. Argument: pendant l’été de la canicule, une femme qui s’apprête à marier l’une de ses filles perd son mari (une crapule) et cherche à se débarrasser du cadavre, histoire que la noce suive son cours. Grâce à l’aimable collaboration d’un voisin (Claude Rich, génial), elle parviendra peut-être à ses fins et à s’inventer une nouvelle vie. Le sentiment de la productrice:
"Le script rappelait la comédie italienne. François avait envie d’évoquer des sujets graves avec légèreté. Je pensais que l’on parviendrait à financer le film sans problème. Les choses ne sont pas passées ainsi, c’est le moins que l’on puisse dire."
"Les noirs n’intéressent personne."
Le film a beau compter dans son casting un comédien populaire (Claude Rich, donc); Dupeyron a beau sortir de plusieurs succès ("La Chambre des officiers", "Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran", avec un césar à la clé pour Omar Sharif), les chaînes de télévision, hormis Canal+, dédaignent le projet. Leurs arguments? La productrice ouvre la boîte aux souvenirs, qui exsude de vilains relents.
"J’ai tout entendu: “les noirs n’intéressent personne”, “j’ai déjà produit mon quota de films avec des minorités cette année”, “cette histoire est trop futile pour des noirs”… Il y avait un problème, un gros problème. En fait, le projet ne rentrait dans aucune case. Ce n’était ni une comédie poids lourd façon "Black Mic-Mac", ni un drame compassionnel. Comme si, avec des personnages noirs, on devait forcément rester dans le misérabilisme ou la farce énorme."
Inconnus, forcément inconnus
Formatage de la production française, l’éternel retour… Avec une circonstance "aggravante", si l’on ose dire, la présence au casting de comédiens inconnus sur les écrans de cinéma. Inconnus et pour cause!
Alexandre Michelin est le président de la commission Images de la diversité, chargée depuis 2007 par le Centre national de la cinématographie) et l’Agence pour la cohésion sociale et l’égalité), de promouvoir la diversité sur les écrans petits et grands. Il est aux premières loges pour décrire la "frilosité" ambiante. Et il ne mâche pas ses mots: "préjugés", "discrimination", "blocages conscients et inconscients":
"On peut apprécier le talent des comédiens noirs au théâtre, mais pas au cinéma. Ce vivier d’acteurs n’est pas pris en compte. Le système français fonctionne par consanguinité, réseaux, cooptations. Toute la chaîne de fabrication est impliquée: les agents, les producteurs, les chaînes de télévision. Nous sommes très forts pour vanter la diversité dans le monde, mais, chez nous… La réalité de la rue est métissée, alors que sa représentation au cinéma reste très rurale, très "Douce France". Tout ça est un peu pâlot, non?"
Créée aux lendemains des émeutes de 2006, la commission aide, avec les moyens du bord, les projets qui lui sont soumis, en se méfiant comme de la peste des lois des quotas et des crispations communautaristes. Alexandre Michelin ne se gargarise pas de grands mots. Et il rappelle justement que si la situation est rude au cinéma, c’est encore pire à la télévision. La preuve: l’étude récente du CSA soulignant que, malgré le très médiatique "phénomène Roselmack", aucun progrès sensible n’est à noter depuis dix ans au rayon diversité…
Télévision : le grand alibi
Du côté des chaînes de télévision, justement, les grands argentiers du cinéma français. Comment explique-t-on la pénurie? Et comment justifie-t-on le refus d’attribuer quelques deniers au film de Dupeyron, pourtant potentiellement populaire?
Sur le service public, on avance n’avoir guère apprécié le script (pourquoi pas?). Pour le reste, sous couvert d’anonymat, on se retranche derrière les lois de l’arithmétique:
"Nous produisons le dixième des projets que l’on nous propose. Nos critères: l’intérêt du script, la solidité des producteurs et la qualité du paquet cadeau (acteurs et réalisateur). Nous ne pouvons pas tout financer, mais nous contribuons plus que nos concurrents à la diversité du cinéma."
Chez Arte, spécialisée dans le film d’auteur, Michel Reilhac, en charge du cinéma, ne se "souvient pas" avoir lu le script (pourquoi pas?). Mais il admet sans hypocrisie que quelque chose cloche:
"Le cinéma français est en retard dans la représentation de ce que l’on nomme “les minorités”. Dans les films, la communauté noire n’échappe pas aux stéréotypes. A notre échelle, nous essayons de contribuer à un changement, par exemple en produisant des fictions comme celles de Claire Denis. Cela étant, beaucoup reste à faire."
La honte
"Beaucoup"? C’est un doux euphémisme. Exceptés quelques "cas" -dans des registres divers: Aïssa Maïga, Isaac de Bankolé (aujourd’hui installé aux Etats-Unis) ou Pascal Légitimus- qui peut citer des comédiens noirs français figurant en haut de l’affiche? Valérie Lemercier? On rigole à peine… Dans "Agathe Cléry", nouveau film de Chatilliez (sortie le 3 décembre), la comédienne incarne en effet une directrice de marketing un tantinet raciste dont la peau s’obscurcit progressivement. Une héroïne black, enfin. Passons. Michèle Halberstatd poursuit:
"Les acteurs du film de Dupeyron galèrent pour gagner leur vie. Pourquoi? Parce qu’il n’y a pas de rôles pour eux, tout simplement. Dans “Aide-toi le ciel t’aidera”, il y a plusieurs acteurs formidables. Je suis heureuse que Jean-Jaques Ido s’apprête à tourner aux Etats-Unis avec Tarantino. Mais les autres? Certains envisagent de changer de métier. C’est une honte."
Alexandre Michelin ajoute:
"Du passé colonial à l’actualité, les récits où les acteurs noirs pourraient occuper le premier plan ne manquent pas. Hélas, le cinéma français semble déconnecté de la réalité. C’est l’antithèse de ce qui se passe en musique. Commercialement cette absence sur les écrans est un non-sens. Il existe forcément des Will Smith ou des Halle Berry français qui attendent qu’on leur donne leur chance. Ce qui se produit depuis quelques années avec la communauté beur devrait donner des idées!"
En effet… Grâce à des films aussi divers que "Indigènes", "L’Esquive", "La Graine et le mulet" ou "Entre les murs" (dont la production, pour les deux premiers, ne fut pas une mince affaire), quelque chose a bougé. Et aujourd’hui, derrière la locomotive Jamel Debbouze (un des acteurs les plus "bankables" du cinéma national), des comédiens comme Roschdy Zem ou Sami Bouajila (entre autres) ont enfin droit à la reconnaissance artistique, sans que l’on pointe du doigt leurs origines. Pour les blacks, l’attente continue. Jusqu’à quand?
► Aide toi, le ciel t’aidera de François Dupeyron – avec Félicité Wouassi, Jean-Jacques Ido, Mata Gabin, Claude Rich… – sortie le 26 novembre.
Photos: Félicité Wouassi dans 'Aide-toi…' (ARP). Portraits: Isaac de Bankolé; Félicité Wouassi; Bakari Sangaré; Aissa Maiga; Jean-Jacques Ido; Firmine Richard; Lucien Jean-Baptiste; Mata Gabin; Hubert Koundé; Rokhaya Niang; Pascal Légitimus; Edéa Darcque (DR).
Source :
http://www.rue89.com/2008/11/25/cinema-francais-ou-sont-les-noirs