Témoignage d'une équipière de l'opération Youmoulicou de Karisko. Leur challenge : traverser le Canal de la Dominique au départ de la Martinique. A la seule force des bras, à bord d'une pirogue amérindienne construite comme au début de la colonisation. Des mois de préparation et une aventure humaine à découvrir.
"Novembre 2007- Plage de Madiana – Je photographie la pirogue qui est là depuis quelques temps déjà.
C’est Jean-Paul Sultan notre premier contact. . Nous nous adressons à lui ? Il s’adresse à nous ? Je ne me rappelle plus. Il nous fait la proposition de revenir le lendemain.
Rassemblement le lendemain. J’assiste, confuse à une réunion à laquelle je ne me sens pas digne. Qui- suis-je pour être là ? . Je suis là un peu par hasard. L’écrivain Marcel Rapon nous met à l’aise. Un rassemblement de personnalités de tout bord. Le monde universitaire est représenté : l’anthropologue Thierry L’Etang, l’archéologue Benoît Bérard à l’origine du projet… Il présente tout le monde (même si nous venons tout juste de faire connaissance).
Puis nous sommes embarqués dans le projet. D’abord un peu timides, les intégrations « à même le sable » se succèdent puis le noyau dur se dessine. Un groupe de pagayeurs réguliers se forme, des liens se tissent. A mesure des entraînements du mercredi et du samedi, chacun apprend à connaître l’autre et peu à peu, chacun prend sa place, là où il se sent le plus à l’aise. Certains proviennent du milieu sportif, de l’armée, d’autres du milieu enseignant, d’autres sont des universitaires, des administratifs, des artisans, des employés. Tous embarqués dans la même pirogue. Tout un symbole.
Types physiques, sexes, âges se mêlent. N’est-ce pas cela la Caraïbe ?
Ont-ils un point commun ? Un profond respect de la nature, le sens de l’aventure. Ils aiment l’histoire, ils aiment profiter de la vie.
Des parcours riches, des champions, des parcours incroyables côtoient des parcours encore plus incroyables. Des récits de voyages se racontent, mais peu, on apprend entre deux conversations, entre deux entraînements, entre deux mots quat’ pawols. On apprend… des aventures mexicaines, africaines, cubaines, autrichiennes, allemandes, siciliennes, canadiennes. Des histoires de marins, car tous aiment la mer. Tous sont des marins dans l’âme, qui veulent se frotter au grand Large, qui ressentent l’appel du grand Bleu.
Rite initiatique. Des épreuves, les muscles se modulent, les souffles se confrontent à bout de souffle. La vague se mêle à sa peur, à ses peurs. La mer est là pour nous rappeler qu’elle a des humeurs changeantes, qu’elle est la maîtresse du vent et que dans ses ébats avec lui, elle peut s’emporter. L’initiation est là . On réalise que seul est réel l’instant présent car tout le reste est spéculation. Car tout cela est pour se préparer à la traversée du Canal de la Dominique.
Vous avez dit traverser le Canal de la Dominique ? Mais vous êtes fous ? Vous allez rencontrer une forte houle, et si vous faites naufrage ? Si vous dessalez ? Il y a des requins ? Avez-vous la sécurité nécessaire ? …
On a tous entendu cela. On a tout entendu.
Et le 2 mai 2008, on part enfin. La peur au ventre. Que va-t-on trouver, sera-t-on à la hauteur ? Mais on sait aussi se rassurer : on a une bonne préparation. Une bonne équipe. Une bonne organisation : on a Marcel !
Deux heures du matin. On est déjà levés, on range tout dans l’école primaire du Prêcheur. Le maire a bien voulu héberger notre bande de fous. On prend un méga petit déjeuner, chez Ginette, là encore offert par la municipalité du Prêcheur, comme d’ailleurs notre repas de la veille. On est là, un peu hébétés d’une nuit si courte dans la rue principale du bourg, on erre comme des fantômes, hagards avec des gilets sur l’asphalte.. Et c’est après une petite marche nocturne qu’on se retrouve sur le quai.
Comme d’habitude l’organisation de Papa Marcel est irréprochable. On retrouve sur le quai les catamarans prévus. Embarquement de toute l’équipe. Il fait encore nuit lorsque l’on quitte la terre. Il faut rejoindre la pointe de Macouba, de là nous devons prendre la pirogue.
Le Nord de la Martinique laisse progressivement entrevoir ses contours à mesure du lever du jour. Calme et silence. Le recueillement s’impose. Papa Marcel s’agite, on entend sa voix de griot percer la nuit.
La falaise de la pointe de Macouba montre son front arrogant. On scrute tous la mer en marins avertis. On veut partir avant la levée des vents. On veut profiter de la brise de terre pour nous pousser au large et profiter de la brise de mer pour nous pousser sur la Dominique. On veut rejoindre le courant…
Nos yeux scrutent et scrutent. Les conditions sont bonnes. La mer est calme. D’huile.
A qui le doit-on ? A notre heure de départ ? A la période calculées par Benoît Bérard ? Au rituel que Rony Matéhau, notre ouboutou-navigation, initié sur les mers du Pacifique, a effectué avant le départ, pour que la mer soit propice ? A nos deux barreurs, Thierry L’Etang et à notre discret Georges Henri Lagier ?
A notre excellente préparation faites par Henri Gros- Désormeaux et Rony Mathéhau ainsi que Laurent .
On ne saura jamais. Mais la mer était propice.
Notre travail consiste à pagayer, en fait, le plus vite possible car il ne faudrait pas que la traversée soit trop longue. On pourrait arriver la nuit. On pagaye, on pagaye. Pas de dessalage, pas de requins, pas de houle qui emporte le kanawa et nous envoie à Miquelon.
Petits moustiques insignifiants entre Martinique et Dominique. On est là, on pagaye comme pour un entraînement mais plus long.
Et à mesure la Dominique nous tend les bras et la Martinique nous fait ses adieux. C’est long, long. Plus on voit s’approcher la Dominique et plus elle semble se dérober. Benoît Bérard nous donne de temps en temps notre position avec son GPS. Mais on y arrive. On voit Scotthead, comme certains voient La Mecque. Et notre arrivée est tellement rapide que les dominicains n’ont pas prévu que l’on puisse arriver aussi vite, c’est plus tard que nous sommes accueillis par un groupe d’amérindiens de la Karib Territory.
Nous l’avons fait- Nous avons traversé le Canal- en 6 heures 45 au lieu des 8-12 heures prévues !
Notre séjour en Dominique dure 3 jours à partir de notre arrivée. Chacun profite, visite, en fonction de ses centres d’intérêts.
Dimanche nous retournons en Martinique. Sur la plage du Prêcheur notre arrivée est saluée par des groupes avertis. Le Maire nous accueille avec un trempage, prémonitoire car il pleut des cordes. Notre projet a abouti, il sera fécond. D’autres aventures sont encore dans nos cœurs, peut-être d’autres îles, d’autres peuples, d’autres horizons. C’est ça la Caraïbe.
ML BOULOGNE
Photos : Karisko
Blog : http://www.kariskokanawa.com