D’autant que les années 1940 marquent une embellie en Haïti, avec sa venue, celle de Breton, la production des intellectuels locaux, les conférences qui dynamisent une jeunesse scolarisée en pleine effervescence, proche des idéaux communistes, en lutte contre les oligarchies et la dictature de Lescot. A côté de son ami René Depestre, « Papa Martinique » y a sa part, mais tient à rappeler par-dessus tout le cadeau qu’Haïti fit au monde, au monde des opprimés. Il peut encore agiter ses mains et faire, grâce à ses lunettes, les gros yeux, au cas où l’interlocuteur douterait ! « Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois… Ce fut leur conquête. Leur conquête était aussi pour nous tous. Si nous en étions dignes ! »
Un essai, Toussaint Louverture, écrit dans la foulée et, plus tard, cette pièce de théâtre immortelle, La Tragédie du roi Christophe. Pour Toussaint Louverture, une admiration sans borne « pour le génie qui s’incarne dans un peuple et qui permet à un peuple de vivre son existence dans un projet : la liberté générale, l’émancipation pour tous ». Henri Christophe, l’intrépide général qui se fait roi (on en connaît d’autres au début du XIXe siècle !), installe une cour brillante, rétablit le travail forcé pour transformer en devises les cultures de rente, prépare la guerre mais veut la grandeur de son peuple, qui se suicide enfin, c’est pour Aimé Césaire « le doigt mis sur les contradictions dans lesquels il est empêtré. D’où Toussaint lui-même n’était pas sûr de sortir ».
L’occasion pour lui de rappeler « que le pouvoir qui naît d’une telle lutte n’est pas irréversible. Comme la liberté, il s’agit d’une lutte permanente. Le mouvement décolonial, pas plus que la conquête de l’indépendance, ne met à l’abri des pires déviations. On en a connu, on en connaîtra d’autres. Le pouvoir au service des prolétaires, proposé par les communistes, aboutit à des monstruosités. On le voit et on le verra en Afrique, l’indépendance contre un oppresseur ne garantit pas les droits de l’homme. Ni les étapes ultérieures ».
Selon les circonstances et l’ennemi intérieur ou extérieur du moment, les dirigeants haïtiens mettent en avant ou Toussaint, ou Pétion, ou Dessalines ou Christophe. Notre poète les met sans hésitation d’accord. Un seul a une vision du combat révolutionnaire, le sens de la rupture, une hiérarchie des objectifs : Toussaint Louverture avait compris la Révolution française et en mesurait l’universalité. Une opinion à confronter aux multiples biographies de l’homme qui mena la seule révolte d’esclaves victorieuse.
« Une conclusion : il en aura fallu du temps et des combats pour que cet homme universel, qui appartient à tous, un siècle et demi avant Martin Luther King, ait droit à une place. Malheureusement pas toute sa place, même ici. »
Mais Haïti, ce pays sans Etat, ballotté à l’intérieur et soumis aux puissances occidentales ? « L’Occident pardonnera-t-il un jour aux descendants de Toussaint Louverture ? Nous qui avons choisi une lutte de substitution à l’intérieur du monde colonial, nous devons à notre tour aider les haïtiens. Jamais nous ne compenserons tout à fait ce que nous devons au nègre fondateur. Le nègre fondateur, c’est la Révolution de Saint-Domingue, c’est Toussaint Louverture. »
Et si Haïti était restée une colonie française après 1804 ? La question paraît incongrue au poète. « Notre histoire à nous y eût tellement perdu. Tout perdu. D’un colonialisme peut jaillir un autre. La tragédie du roi Christophe, c’est notre tragédie à tous. » Quand la majorité des haïtiens rêvent d’émigrer, le poète disparu est un homme, plus que tout autre, qu’Haïti n’a cessé d’accompagner.