Par Raymond Bonhomme (Directeur de Recherches à l’INRA) – La pollution créée aux Antilles françaises par la chlordecone, suite aux applications des insecticides organochlorés Képone puis Curlone, destinés à « protéger » les bananeraies, est maintenant largement reconnue, même si ses graves effets environnementaux et sanitaires sont toujours en cours d’évaluation.
Mais d’autres insecticides organochlorés, ont été utilisés aux Antilles dès les années 70. C’est le cas par exemple du Mirex 450, introduit pour lutter contre la fourmi-manioc (Acromyrmex octospinosus). Dans leur ouvrage « Chronique d’un empoisonnement annoncé », Boutrin et Confiant (2007) s’interrogent d’ailleurs sur les conditions d’utilisation de cet insecticide dangereux, commercialisé aux Antilles dès 1968 sans homologation préalable ; or ce Mirex est un très proche parent de la chlordecone.
En effet, la molécule active du Mirex est la perchlordecone, un organochloré très voisin, dans sa structure chimique et donc dans ses propriétés, de la chlordecone (ATSDR, 1995). Elle est très toxique, extrêmement stable, et se transforme très lentement dans les sols… en chlordecone (FAO, 2013). Dès 1980, Malato et Kermarrec (Service de la Protection des Végétaux et INRA, Guadeloupe) ont insisté sur le fait que, compte tenu des risques de toxicité pour l’environnement, les granulés insecticides devaient être placés à l’entrée du nid et celui-ci rebouché. « Epandre cet organochloré sur de grandes surfaces pour lutter contre des fourmis serait utiliser une bombe atomique contre des pickpockets » (citation d’un chercheur américain rapportée par Malato et Kermarrec).
Et pourtant le Mirex a été épandu aux Antilles durant une longue période, sur de grandes surfaces cultivées, pour lutter contre la « fourmi de l’ananas ». En effet, une maladie fréquente de l’ananas est le Wilt (dépérissement, pouvant atteindre une grande partie des pieds qui ne produiront alors que des fruits non commercialisables), transmise par des cochenilles (dites cochenilles farineuses de l’ananas) ; curieusement ce sont des fourmis (en particulier Pheïdole megacephala) qui protègent ces cochenilles et les déplacent sur un même pied ou même d’un pied à l’autre.
Dans les années 70, les agronomes français spécialistes de la culture de l’ananas appartenaient à l’Institut des Fruits et Agrumes Coloniaux (IFAC, devenu IRFA puis CIRAD), aussi les travaux et ouvrages d’ingénieurs de cet organisme comme Py, Lacoeuilhe et Teisson, sont-ils des références dans ce domaine. Dans un ouvrage de 1984, ces auteurs analysent en particulier les moyens de lutte chimique contre la maladie du Wilt ; ils insistent bien sur le fait qu’il faut lutter à la fois contre les cochenilles et contre les fourmis de l’ananas. Dans ce but ils conseillent l’utilisation de différents insecticides organophosphorés pour détruire directement les cochenilles. Mais ces spécialistes mettent surtout l’accent sur la nécessité de détruire aussi les fourmis protectrices, « avec des produits plus rémanents, et en particulier des organochlorés » ; le tableau 50, page 354, recommande ainsi l’emploi de perchlordecone, à épandre dans les champs d’ananas lors de la préparation du sol, en indiquant de plus que « cette application est à renouveler si besoin en cours de végétation ».
Cette pollution à la chordecone due à la dégradation de la perchlordecone du Mirex, est maintenant bien reconnue ; d’ailleurs les parlementaires Le Déault et Procaccia (2009) sont clairs dans leur rapport (page 61) : « Par ailleurs, le Mirex a été utilisé dans les îles pour piéger la fourmi manioc ; or, il se dégrade en chlordécone ». Ils regrettent par contre de ne pas disposer d’informations sur les quantités utilisées. Ces quantités doivent être importantes dans le cas du Mirex 300, contre les fourmis de l’ananas, car ce produit a bénéficié d’une autorisation provisoire de vente dès le 14 avril 1975, par le groupe « Production végétales du Comité d’homologation des produits antiparasitaires à usage agricole et des produits assimilés », suite à la demande de la société SEPPIC, qui commercialisait déjà le Képone (Fintz, 2010). La fin des homologations officielles des Mirex semble être vers 1990.
La réalité est donc loin de l’idée, maintes fois répétée, que le Mirex a été placé ponctuellement dans quelques nids de fourmis manioc. En fait, de grandes quantités de Mirex 300 ont été épandues systématiquement sur de grandes surfaces dans les champs d’ananas, pendant plus de 20 ans. Dès 1980, Cavelier (INRA Phytopharmacie Versailles) trouve de la perchlordecone dans « de nombreux échantillons » de la faune qu’il a étudiée en Guadeloupe, et « se demande quelle est l’origine de cette pollution ? ». Godard et Bellec (DSDS, 2002), dans leur enquête sur la contamination à la chlordecone des légumes consommés en Martinique, s’étonnent eux aussi de trouver souvent des concentrations de Mirex élevées dans les sols portant des patates douces ou des dachines pollués (tableau 8, page 14 ; commentaire : « Cette contamination apparaît comme surprenante… » ). Ces épandages de perchlordecone dans des champs cultivés sont donc la cause d’une pollution directe, grave, mais le plus inquiétant est la lente dégradation de cette molécule en chlordecone, dans les sols, pour plusieurs siècles.
Un autre sujet d’inquiétude est que le fruit d’ananas peut être contaminé fortement par la chlordecone sur des sols pollués. Des recherches ont permis de faire de grandes classes de fruits ou légumes selon leur « aptitude à se polluer » dans un sol à concentration en chlordecone donnée ; le tableau 4 de la publication de Cabidoche, Jannoyer et Vannière (2006), indique que le fruit d’ananas a une contamination comparable à celle des « racines et tubercules », réputés sensibles à cette pollution.
Références :
Agency for Toxic Substances and Disease Registry (ATSDR), 1995. Toxicological profile for mirex and chlordecone. Atlanta, GA: U.S. Department of Health and Human Services, Public Health Service. 2 p.
http://www.atsdr.cdc.gov/toxfaq.html
Bellec S., Godard E., 2002. Contamination par les produits phytosanitaires organochlorés en Martinique : caractérisation de l’exposition des populations. DSDS de la Martinique, Fort de France, 125 p.
Boutrin L., R. Confiant, 2007. Chronique d’un empoisonnement annoncé. Le scandale du chlordécone aux Antilles françaises, 1972-2002. Editions L’Harmattan, 238 p.
Cabidoche Y.-M., M. Jannoyer, H. Vannière, 2006. Pollution par les organochlorés aux Antilles. Aspects agronomiques. Conclusions du Groupe d’Etude et de Prospective, INRA-CIRAD, Guadeloupe-Martinique, 66 p.
Cavelier N., 1980. Contamination de la faune par les pesticides organochlorés. Pages 114-128. In : Kermarrec A., Niveau actuel de la contamination des chaînes biologiques en Guadeloupe : pesticides et métaux lourds 1979-1980. INRA contrat 7883, Ministère de l’Environnement et du Cadre de Vie.
FAO, 2013. Fiches techniques sur les pesticides (faire défiler jusqu’à Mirex) http://www.fao.org/docrep/005/X2570F/X2570F10.htm
Fintz M., 2010. L’autorisation du chlordécone en France, 1968-1981. Productions scientifiques de l’ANSES.
http://hal-anses.archives-ouvertes.fr/hal-00584031
Le Déault J.-Y., C. Procaccia, 2009. Rapport sur les impacts de l’utilisation de la chlordécone et des pesticides aux Antilles ; bilan et perspectives. Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Assemblée Nationale et Sénat, Paris, 223 p.
Malato G., A. Kermarrec, 1980. Synthèse bibliographique. Pollutions liées à l’utilisation du perchlordécone dans la lutte contre les fourmis. Pages 59-66. In : Kermarrec A., Niveau actuel de la contamination des chaînes biologiques en Guadeloupe : pesticides et métaux lourds 1979-1980. INRA contrat 7883, Ministère de l’Environnement et du Cadre de Vie.
Py C., J.J. Lacoeuilhe et C. Teisson, 1984. L’ananas, sa culture, ses produits. Techniques Agricoles et Productions Tropicales, Editions G.-P. Maisonneuve et Larose, Paris, 562 p.