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DEAN, L?ÉTHIQUE ET SES RÉVÉLATIONS

 

Quand le passage de l'ouragan Dean passe par le prisme de deux sociologues martiniquais, André Lucrèce et Louis-Félix Ozier-Lafontaine…

 Nous avons sereinement attendu que la situation revienne à une normale minimale pour nous exprimer sur ce que nous avons lu et entendu à propos du cyclone qui a touché la Martinique et certains pays proches géographiquement et fraternellement. Car il n’est pas inintéressant de porter attention aux discours survenus à ce propos pour ce qu’ils révèlent des univers sociaux d’où ils émergent, une parole n’étant jamais dépourvue de sens.

Des déclarations, appels, exclamations, interpellations et gloses, nous avons retenu deux types de discours : 

 

Si le premier type de discours est souvent affligé – et on le serait à moins devant un telle désolation -, le second, celui de deux de nos intellectuels, est proprement affligeant.  

Le premier type de discours nous permet d’avoir une idée claire de ce qu’un phénomène de cette nature peut entraîner comme dégâts avec son cortège de malheurs et de désenchantements, il nous invite à écouter souffrir nos gens confrontés au dénuement et parfois, comme c’est souvent le cas pour les personnes âgées, à la solitude à un moment où on a besoin de réconfort. 

Mais au-delà des plaintes, ce premier type de discours a pu dire également les solidarités qui se sont nouées. Insuffisantes sans doute, elles se sont néanmoins retroussé les manches, déviant l’effort vers des gens à secourir, des maisons à sauver, des jardins cassés à remettre en état, des animaux, qui constituent souvent une épargne, à mettre à l’abri. 

D’aucuns ont aussi souligné que le monde d’aujourd’hui sans électricité est devenu dans les esprits une réclusion, que le cycle de la modernité, sa marche ayant abouti à un confort d’encellulement, nous montre à quel point l’homme s’est enchaîné à la technique. Souligné aussi le fait que nous avons perdu le réflexe du recours aux choses simples : une citerne pour l’eau, une lampe à pétrole, des bougies, le garde-manger d’antan, l’élagage avant  la saison des vents, préserver la maison de la proximité des arbres. 

D’autres remarquant enfin, qu’en l’absence de télévision, inconcevable pour beaucoup, la parole, signe d’une commune présence, s’autorisait une ronde en famille.

Bref, nous nous sommes dans l’épreuve découverts au deux sens du terme : dénudés et révélés. 

Il n’y a pas de poésie sans décence… 

C’est dans ce contexte, qu’a été publié, au moment même où les gens se mobilisaient contre la détresse, un texte marqué par ce que ses auteurs nomment « l’Aprézan ». Il fallait vraiment avoir quelque chose à dire, quelque chose d’essentiel, pour prendre sa plume à ce moment-là. 

Or ce texte ne se pose pas, en dépit de son titre, comme un défi à l’existence, mais comme une exhibition, indécente dans sa déclamation, arrogante dans son interpellation, décevante dans son contenu. Et si nous sommes sévères avec de tels textes, sans densité, aussi faibles que prétentieux, c’est qu’ils participent de la dévitalisation de notre existence intellectuelle. 

Indécente dans sa déclamation, car on ne prend pas des poses littéraires dans un tel contexte : un tel fatras esthétisant  n’y a pas sa place. Non point que l’écrivain ne puisse s’inspirer d’un drame ou d’une tragédie pour nourrir son œuvre, mais ici, il ne s’agit pas de cela, il s’agit, prétentieusement d’ailleurs, de venir donner des leçons, y compris aux élus martiniquais. Ce qui est proprement inadmissible au moment où ceux-ci, les mains dans le cambouis, tentaient de faire face à une multiplicité de problèmes qu’ignorent de leur indécente « hauteur » nos deux discoureurs. Ce texte d’oublieux de leur propre culture est aussi insouciant de ce que disait René Char dans un hommage à Rimbaud : « Le poète, dit-il, homme du quotidien ». Et nous ajoutons : qui affirme sa contiguïté solidaire dans le tumulte des détresses.  

Car s’il ne s’agit pas de demander aux intellectuels de s’engager, la moindre des choses est qu’ils s’impliquent dans le devenir de leur pays au lieu de se contenter de tenir salon et verbiage suffisants. 

A présent, hier et demain, il n’y a pas de poésie sans décence… 

Et puis cette prétention à dire à haute voix des banalités discutables 

Intéressons-nous maintenant à la seule idée qui se ballade dans ce texte de « l’Aprézan » : le projet d’une agriculture biologique, qui s’y promène comme une trouvaille… 

Qui ne sait en Martinique que de plus en plus de paysans, homme du pays, et pas seulement agriculteurs, se sont investis dans ce type d’agriculture, qu’ils se sont constitués en associations (pas une mais plusieurs !), qu’ils ont investi dans l’ensemble de la filière, de l’engrais biologique à la commercialisation en passant par la production, avec des méthodes attestées « Production biologique » ou « organique ». Nos discoureurs de « l’Aprézan »  manifestent donc un retard sur l’histoire… 

Et pourtant ils parlent haut, ils interpellent même les élus sur l’agriculture biologique. Et cependant dès 2001, la commission permanente du Conseil Général  a lancé avec l’Institut de Recherche pour le Développement une expertise visant à donner des bases fiables à l’agriculture biologique en Martinique. Mieux, sur la base de cette expertise, le Conseil Général, le Conseil Régional, en partenariat avec la Chambre d’Agriculture et les trois associations de paysans qui s’adonnent à l’agriculture biologique, ont décidé de mettre au service de ces producteurs un référentiel pour l’amélioration des techniques de production biologique avec comme référent le Pôle de Recherche Agronomique de Martinique, le PRAM.  

De plus, associant la recherche à la formation, la décision a été prise de concevoir des systèmes biologiques au LEGTA de Ducos, au CFPA du Carbet et au SECI de Sainte Anne pour préparer les futurs producteurs, la jeunesse de ce pays, à ce type d’agriculture. 

Par ailleurs, le Conseil Régional a-t-il initié, à partir du Pôle de Recherche Agronomique de Martinique, un programme visant à la transformation des produits de cette agriculture biologique en produits alimentaires marqués du sceau de notre identité dans le cadre d’un développement territorial intégré. 

Au vu de tout cela, quel est donc l’intérêt de cette interpellation ? Rien. Un ample ordinaire. L’ordinaire, non pas au sens du soda qui a quelque saveur, mais au sens de la trivialité. 

Est-il besoin de dire que héler ici et là paresseusement « Agriculture biologique ! Agriculture biologique » ne résout  en rien le problème de l’agriculture dans notre pays.  

D’abord parce que la banane, qu’elle soit biologique ou pas, est de toutes façons soumise aux aléas des  cyclones. Elle demeure de ce fait «fragile, déracinable au moindre coup de vent », cela n’est donc pas un argument. 

Ensuite parce que notre surface foncière est trop insuffisante pour en faire une panacée. Et nos sols sont en partie pollués, ainsi que nous le savons.  

Or, contrairement à ce que pensent nos spécialistes du verbe, dans la Caraïbe, à côté de chez nous, l’agriculture biologique connaît des avancées notoires en particulier à Cuba, en République dominicaine, à la Jamaïque, etc. Dans ces pays, les surfaces sont autres et les coups de main d’œuvre sans rapport avec les nôtres. Trois fincas, ainsi qu’on nomme les fermes en République dominicaine, de 500 hectares assurent une production nettement supérieure à la nôtre, sur des domaines sans commune mesure avec nos surfaces. Dans ce même pays, la production de banane biologique est même devenue supérieure à celle de la banane produite de manière classique ! 

Il ne s’agit pas de renoncer à la production biologique, bien au contraire. Mais une des conditions de la réussite de cette agriculture suppose que l’on fasse preuve d’honnêteté intellectuelle en indiquant les atouts indiscutables qui sont les nôtres, entre autres l’expérience et la connaissance issues des jardins créoles, la nature favorable de nos sols, mais aussi les contraintes, les concurrences et les obstacles éventuels. 

Le vrai problème d’ailleurs, n’est-il pas, pour nous, de permettre à la petite paysannerie de faire émerger une agriculture innovante et propre ? N’a-t-elle pas la plus belle des volontés, celle de développer une agriculture ingénieuse de sa modestie et de sa tradition du jardin caraïbe d’abord, puis du jardin créole ? 

Et pourquoi les subventions seraient-elles bonnes pour la culture et non pas pour l’agriculture ? 

Il est presque risible de lire dans le même papier la dénonciation de « ceux qui se contentent de héler à subventions » par ceux-là mêmes qui en sont devenus les spécialistes : subventions pour visioconférences, subventions pour prix littéraire, subventions pour livres, subventions pour films, subventions pour pièce de théâtre, subventions pour musée, etc.

 

Pourquoi donc les subventions seraient-elles bonnes pour la culture et ne seraient-elles pas bonnes pour l’agriculture, laquelle est subventionnée dans une grande partie du monde ?  

Il y a donc dans ces propos de « l’Aprézan »  beaucoup d’irresponsabilité et d’indécence.  

Nous n’en sommes pas particulièrement étonnés, car il s’agit là des métastases du bouillon de culture mondain dans lequel baignent ces discoureurs.  
 

André LUCRECE, Ecrivain, sociologue

Louis-Félix OZIER-LAFONTAINE, Sociologue