L’Ati Max Gesner Beauvoir, chef suprême du vodou haïtien, est décédé le 12 septembre 2015 à Port-au-Prince. Il avait 79 ans.
En 2008, Max Beauvoir avait été intronisé « Ati national » par la Confédération nationale des vodouisants haïtiens, soit chef suprême et guide spirituel du vodou en Haïti. Cette nomination dans une religion traditionnellement non hiérarchisée, participait d’une volonté d’organisation et d’institutionnalisation du vodou dans le pays, en réponse aux actes anti-vodou et au manque de détermination du gouvernement à les sanctionner.
Biochimiste de formation, diplômé du City College (New York) et de la Sorbonne (Paris), Beauvoir était un intellectuel, auteur de nombreux écrits sur le vodou.
Je l’avais rencontré le 16 février 2015 à son péristyle de Mariani (banlieue de Port-au-Prince), dans le cadre d’une série d’enquêtes en vue d’un ouvrage, contribution à une anthropologie contemporaine d’Haïti. Nos entretiens avaient porté sur le décryptage des « récits aquatiques », ces narrations que font certains Haïtiens qui assurent avoir séjourné sous l’eau en compagnie d’esprits vodou qui les ont enlevés. En hommage à Max Beauvoir et en avant-première, je publie ci-après ses propos à ce sujet. Ils sont de circonstance.
Interprétation des récits aquatiques par Max Beauvoir
« Les récits de vécus aquatiques ne peuvent être compris que si on prend la mesure du fait que l’eau, en Haïti comme ailleurs, est à l’origine de tout. Rappelons d’abord la poche des eaux dans laquelle baigne le fœtus. Rappelons également l’importance de l’eau dans la civilisation égyptienne dont la culture haïtienne est héritière. En Haïti, l’Egypte correspond en totalité ou en partie à ce qu’en créole on nomme Ginen ou Gine[1], c’est-à-dire l’Afrique. Ainsi le Nil, appelé en Egypte Grand Serpent ou Grand Python, est symbolisé en Haïti par le couple Damballah Wèdo/Aïda Wèdo, lequel a produit l’œuf primordial d’où est sorti le monde.
« On retrouve cette importance fondatrice de l’eau dans les récits génésiques haïtiens. Prenons par exemple celui-ci :
« Dieu qui avait la forme d’une femme (dans l’esprit vodou, l’image dominante qu’on se fait de Dieu est féminine), vivait à l’origine avec ses enfants Bouki et Malis. Un jour, cette mère devait sortir faire son marché. Mais auparavant, Bouki et Malis devaient la baigner.
« Cela posait problème car en ces temps initiaux, il n’y avait pas d’eau. Au commencement en effet n’étaient que les neiges éternelles. Bouki entreprit alors de fondre la neige en la plaçant dans une grande marmite sous laquelle il alluma un feu. La neige ayant fondue, Bouki prit l’eau, baigna sa mère. La maman, heureuse, souriait continument.
« Après le bain, il l’installa dans une dodine[2]. Elle souriait toujours. Pour que son bonheur soit complet, Bouki alla chercher le kachimbo[3] de celle-ci, le mit dans sa bouche.
« En réalité la maman ne souriait pas, elle avait un rictus figé car elle était morte ébouillantée. Quand Bouki et Malis constatèrent cela, ils se détachèrent d’elle, partirent sur le grand chemin de la vie.
« Dans ce récit donc, c’est l’eau qui occasionne la séparation de l’homme d’avec Dieu. Dans leurs pérégrinations ultérieures, Bouki et Malis ne tarderaient pas à découvrir les diables, c’est-à-dire le mal. Mais c’est une autre histoire.
« Dans la pensée haïtienne, on vient donc de l’eau, on y revient aussi. On y revient après la vie et avant une autre vie car en vérité l’homme, à la fois esprit et corps, ne meurt jamais. Il est éternel. Dans ses vies successives comme homme et comme femme, l’être humain fait une série d’expériences qui l’améliore à mesure.
« Après notre dernier souffle, Baron Samedi et Grande Brigitte[4] nous conduisent à maître Agwé[5] qui nous emporte dans la barque Imamou[6]. Agwétaroyo est alors accompagné d’une véritable escorte : les sirènes mais aussi Erzulie Fréda, Erzulie Dantor, Grande Erzulie (la matriarche)[7], Clermésine Clermeil (poétesse et chanteuse)[8], etc. Puis nous prenons dans les fosses marines des bains dispensés par des spécialistes. Ces nettoyages particuliers nous permettent d’oublier la vie que nous venons de vivre tout en sauvegardant ce qui constitue notre essence.
« A l’issue de ce processus, des esprits favorables nous sortent de l’eau pour nous amener dans des grottes ou sur la cime fraîche de grands arbres. Là, nous patientons jusqu’à ce que naisse un petit corps compatible que notre esprit intégrera pour une vie nouvelle.
« Mais il y a d’autres raisons de séjourner sous l’eau. J’y suis moi-même allé une fois pendant sept jours. Beaucoup de gens que je connais, également. C’est qu’à certaines périodes, d’aucuns ressentent le désir de disparaître de dessus la terre pour effectuer des escales sous l’eau. La vie à proximité d’entités extraordinaires y est profitable.
« Parfois aussi, des esprits enlèvent les humains et les entraînent en-dessous de l’eau pour leur enseigner des choses essentielles sur la vie, la mort, l’amour, etc. La spécialiste de la chose, qui apprécie singulièrement les petits mulâtres, est Simbi Andézo[9]. Mais il y en a d’autres : Simbi Ganga, Simbi Anmbaka, Simbi Trois-Ilets (Simbi Twa Ile), Simbi Dijimbouwa[10], etc. »
[1] En français : Guinée.
[2] Berceuse.
[3] Pipe.
[4] Baron Samedi et son épouse Grande Brigitte (Grann Brijit) sont les lwa (esprits, dieux) de la mort.
[5] Agwé (ou Agwétaroyo) est le lwa de la mer.
[6] Le vèvè (symbole graphique) d’Agwé « représente son bateau de guerre, Imamou, dont le capitaine est Ogou Balendo » (Nancy Turnier Férère 2004).
[7] Les Erzulie constituent un ensemble d’une dizaine de lwa symbolisant divers aspects de la féminité.
[8] Clermésine Clermeil est un lwa d’eau. « Tout à coup, elle est possédée par Clermésine Clermeil et se met à chanter puis à danser […]. Danse pathétique et qui s’avance lentement vers la rivière. Clermésine tombe dans l’eau qui l’entraîne cependant qu’elle chante toujours (Carl Bouard 1963, p. 41).
[9] « Simbi a une préférence marquée pour les petits mulâtres et c’est pourquoi il n’est pas prudent de les emmener près d’une source présidée par ce loa. Il les emporte souvent dans une cruche pleine d’eau. Si après les avoir capturés, il leur rend la liberté, ceux-ci deviennent des voyants » (Emile Marcellin 1947, p. 134)
[10] Les Simbi constituent une famille de déités aquatiques. Leurs représentations varient : couleuvre, lézard, etc. « Les Simbis ont le pouvoir de domestiquer les gens sous l’eau pendant une certaine période de temps pour les faire remonter sur terre avec le don de dévoiler des secrets » (Jean-Albert Réjouis 2013, p. 141).