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DECLARATION D’ETAT D’URGENCE

Comme le disent M. Hardt et A. Negri (Empire) « La Déclaration des droits universels
lancés si confidentiellement à Paris revint ainsi de Saint?Domingue et frappa d’horreur
le cœur des Français. A la faveur de cette double traversée de l’Atlantique, l’universalité
des idéaux était devenue plus réelle et elle avait été mise en pratique. Comme Aimé
Césaire, (Toussaint Louverture) le note en 1960, Toussaint Louverture poussait le projet
à franchir le terrain « qui sépare la pensée pure de la réalité concrète ; le droit de sa
réalisation ; la raison de sa propre vérité », Toussaint prend la Déclaration des Droits de
l’Homme à la lettre et il insiste sur sa complète mise en pratique ».
Il nous a donc mené à bon port, et si nous pouvons penser que l’oeuvre dès lors
s’émancipe de sa dimension politique historique pour entrer maintenant dans le temps
de son propre travail, celui de l’éternité. Encore faut?il ajouter qu’elle nous transmet une
nouvelle tâche et de nouveaux défis, à savoir l’affrontement du nouvel espace
démocratique et la levée de nos ambiguïtés sociales et politiques.
Les cycles de la violence et de l’Histoire
Pour comprendre la portée de ces événements sociaux et de la mutation qu’ils
annoncent, il nous faut les resituer dans leur profondeur historique. Et nous découvrons
que l’on ne peut écrire une histoire linéaire des événements politiques, économiques,
culturels et sociaux des Caraïbes mais que s’impose à nous au contraire des histoires et
des cycles de conflits de langues, de conflits sociaux et économiques, et une histoire des
représentations politiques. L’acte de naissance de ces histoires se trouve dans
l’avènement de la double modernité européenne, celle de la révolution moderne et celle
obscure que furent la violence originelle de la conquête, la traite négrière et l’économie
du système esclavagiste. On peut considérer que les temps de ces différents registres ne
se recouvrent pas mais se chevauchent, s’anticipent et se rencontrent à des moments
d’acmés révolutionnaires annonçant en général des fins de cycle. Mais on peut
constater aussi la séparation qui n’a cessé de se creuser entre ces cycles de
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représentations et l’économie dominée, hiérarchisée, racialisée qui perpétuait la mise en
coupé réglée des activités dans les mains des colons et aristocrates créoles. La principale
contradiction se trouvait entre cycles de représentations et une société de violence
complètement hiérarchisée et figée par une économie archaïque contemporaine à trois
vitesses, les énormes profits d’une classe/caste de possédants, les impôts des classes
moyennes, et la précarité, la paupérisation des travailleurs du privé. Cette économie ne
tenant que par une politique de l’Etat visant de fait l’assistanat et la perpétuation du
système, c’est?à?dire une complicité active avec ce petit groupe de possédants et avec
tous ceux qui garantissaient a minima le fonctionnement de ce système de violence.
Quelque chose s’est brisée dans ce système global et les signes de cette rupture ne furent
pas considérés à leur juste valeur par les politiques et les élites enfermées qu’elles
furent (et le sont toujours) dans leur sphères de représentations. Ils ne virent rien venir
aveuglés par les logiques de leur ordre. Ils ne surent pas évaluer les signes, ils ne virent
donc pas venir les conséquences de la contradiction intolérable de l’organisation
économique politique et sociale de ces sociétés avec leur statut de régions européennes
ultra–périphériques qui les contraignait à la mutation aux frontières de la zone euro et
de la zone dollar, en exacerbant la violence du consumérisme et surtout de son
spectacle.
Un mouvement social se transforme en révolution sociale lorsque les contradictions
économiques et celles des représentations se rencontrent, et lorsque les cycles de
l’histoire des langues, des cultures, et des modèles politiques se recoupent, ne laissant
plus de place à l’alternative et condamnant au changement. C’est de là que provient la
cécité des élites qui a conduit à leur silence et leur passivité : les repères et les modèles
politiques ne fonctionnent plus.
Du point de vue des représentations, les histoire des libérations dans les Caraïbes se
laissent décrire en terme d’une série de courbes sinusoïdales qui décrivent chacune
l’évolution des revendications dans chaque espace respectif possédant chacune un
moment d’apogée et un moment d’effondrement.
Nous pourrions envisager l’histoire des états d’urgence du seul XXe siècle, de la grève du
François de 1900 à celle de Chalvet de 1974, mais si nous préférons travailler sur la
longue durée, c’est pour mieux mettre en évidence que les grandes idées
révolutionnaires qui accompagnent ces mouvements, naissent en décalage par rapport à
eux. Elles se développent selon leur propre figure en des temporalités différentes
jusqu’au moment où la courbe des idées rejoint la courbe des événements et celle de
certaines pratiques de l’usage de la langue créole.
Si l’on prend l’exemple de la courbe des événements de l’émancipation dans les Antilles
françaises, elle commence dans les années 1760?1770, avec un premier pic en 1793?
1794, connaît un effondrement après 1802 avec le rétablissement de l’esclavage pour
repartir avec la Monarchie de Juillet (1830) jusqu’à la révolution de 1848 et au 22 mai.
Et simultanément, mais en décalage, celle de la revendication de l’assimilation à la
République française se développera à partir des années 1830?1840 jusqu’à son apogée
en 1946. Mais simultanément à nouveau, les revendications identitaires, culturelles et
nationalistes liés aux premiers craquements des Empires et des phénomènes
diasporiques noirs (Marcus Garvey, Harlem Renaissance, etc) émergent dès le début du
siècle, surtout après la 1ère guerre mondiale en même temps que l’illusion de la
colonisation triomphante se donne à voir en Europe, notamment à travers l’Exposition
coloniale de 1931, au moment même où Aimé Césaire arrive à Paris. Et l’on peut
considérer que le partage de la revendication de l’autonomie par tous les partis
politiques, aujourd’hui en Martinique, constitue un nouveau point de recoupement,
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comme un nouveau point d’acmé et c’est à ce moment qu’émerge la nouvelle phase
historique, le nouveau cycle de la décolonisation dans lequel nous entrons.
De même, l’on peut considérer la courbe de l’émergence des reniements et de
l’affirmation de la langue créole. Nous pouvons donc voir l’existence de cycles et de
temporalités différentes, celui de la libération des esclaves, celui pour les Caraïbes
françaises, Haïti mise à part, de la croyance dans le pacte républicain et dans
l’intégration et l’assimilation à la République française. Et nous pouvons comprendre
qu’un troisième cycle naît de la rencontre de ses temporalités plurielles de langues,
d’événements et des représentations : celui de la décolonisation de la pensée et de
l’histoire.
Ainsi, ces mouvements sociaux traduisent la naissance d’un nouveau cycle dont la
radicale nouveauté se manifeste par l’affirmation de revendications globales qui
engagent les conditions humaines de vie. C’est la raison pour laquelle, les propos du
Président de la République, si évidents et lucides qu’ils paraissent lorsqu’il évoque « les
frustrations, les blessures, les souffrances », la reconnaissance de « l’histoire, de
l’identité de la culture » au sein d’une nouvelle République, sont si inutilement naïfs et
candides. La reconnaissance des identités plurielles arrive en un sens trop tardivement.
C’est au moment où elle s’exprime que l’effondrement du pacte républicain fait ressentir
ses effets, notamment à travers la pathétique impuissance de nos représentants
politiques à tous les niveaux de la structure étatique, régionale des départements
d’Outre?mer.
Autrement dit les mutations des pouvoirs politique, économique et culturel ont déplacé
le curseur du centre de l’Etat aux centres de décisions internationaux et par là même
radicalisent les contradictions inhérentes au mode archaïque de production, familial,
monopolistique et monarchique des régions ultrapériphériques que sont aussi les
départements d’Outre?mer. Les exemples de lobbying au niveau de l’Europe et des pays
africains démontrent s’il le fallait encore, comment il y a eu déplacement et adaptation
des enjeux et que la centralisation jacobine est définitivement remisée au magasin des
curiosités de l’Empire. Cela ne peut que contraindre à repenser la gestion de la
« mémoire collective » et de ses mécanismes de l’oubli afin de mieux comprendre la
manipulation de l’écriture l’histoire au centre de l’activité politique qui s’accompagne
toujours du déni de mémoire.
Les hommes politiques n’ont pas su exprimer, s’ils l’ont pensé, la mesure de cette
extraordinaire mutation pas plus qu’ils n’ont pris celle du silence assourdissant du social
dans l’Outre?mer. Et même aujourd’hui, des élites continuent à penser que le
mouvement social de la Martinique est une contagion de celui de Guyane contre la
cherté des carburants et de celui du LKP de Guadeloupe. Et devant l’angoisse montante,
elles continuent à en appeler à l’arbitrage traditionnel des politiques, aveuglées qu’elles
sont par leurs allégeances politiques et par leurs fantasmes de la « colonisation réussie »
(E. Glissant), ou de la « société apaisée ».
Les états d’urgence de l’âge démocratique
Quelque soit le mode de l’ouverture au Contemporain, au temps commun, il faudra
assumer des défis plus complexes et plus difficiles qu’on le croit et que résume
l’avènement de la libération des forces sociales et de l’autonomie sociale démocratique.
L’avènement, enfin, d’une société démocratique libérée de la tyrannie des « corsets de
l’import?export », libérée de la domination de quelques familles, libérée à l’invention du
possible, ouverte à la création de produits subjectivés, c’est?à?dire ouverte à la création
d’activités sociales, culturelles, artistiques, à la production de savoirs. Que les oeuvres
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artistiques ne soient plus simplement les lieux où ces sociétés éprouvaient, exprimaient
ou « rêvaient » la solution de leurs contradictions, mais donnent figure à l’imprévisible
et à la projection de l’avenir.
Que l’on choisisse dans les termes du débat actuel les statuts prévus par la Constitution
française (articles 73 ou 74), le problème est la transformation démocratique de cette
société bloquée, morcelée, inégalitaire et racialisée. Et seule la résistance en actes
génère l’idée au centre de l’autonomie sociale à savoir l’ouverture des possibles et de
l’invention sociale. Faire de la société, une société résistante, c’est l’ouvrir à son
inventivité sociale permanente. C’est en ce sens que derrière ce mouvement social se
trouve une vraie « révolution sociale » qui ne peut trouver sa forme que dans la mise en
place de structures qui lui permettent de s’ouvrir à la démocratie. Ce ne sont donc pas, et
cela ne se pourrait en aucune façon, des considérations sur la souveraineté du droit et de
la prétendue légitimité post?capitaliste des experts qui pourront assumer cette tâche
historique car c’est du rapport à l’histoire qu’il s’agit. Mais ce ne sont pas non plus des
théories qui ont généré le totalitarisme pas plus que de celle de la marchandisation des
sermons et des utopistes, furent ils poètes, que sortiront les nouveaux fondements de
l’espoir. Et ce n’est pas le moindre paradoxe de la démocratie que ses fondements
puissent être dénaturés par ceux qui en proposent les projets. Car là aussi se trouvent
les risques de l’avenir.
Ce n’est pas la moindre difficulté, pour certains, de penser comment tous ces effets aient
pu avoir pour déclencheurs les revendications d’une baisse des prix de famille d’articles
et d’une hausse des salaires. Ces deux maillons déterminants de la chaine de production
ont entrainé la mise en évidence de toute l’organisation économique figée dans laquelle
on se trouve et simultanément les profits réalisés par certains. Ils ont pu dévoiler les
disparités entre métropole et Outre?mer. Par là ces revendications ont aussi dévoilé la
profondeur de la précarité sociale.
Le problème n’est donc plus simplement le choix entre la République réincarnée ou la
mondialisation écologique, mais celui de l’affirmation de l’inscription des possibles
démocratiques dans notre société et cela n’est ni de l’utopie, ni de la prophétie. C’est tout
simplement la modernisation de nos sociétés. L’autonomie politique devant être portée
par l’autonomie sociale, telle est la solution de l’ambiguïté signalée au début. Nous
voulons modestement indiquer, ici, que les défis à relever ne sont rien moins que
l’invention symbolique du corps social. Penser et travailler à la mise en place de
« l’autonomie sociale », construire « la société autonome »,
Rien ne pourra être réalisé indépendamment de cette autonomie sociale : la mise en
place d’une économie de développement durable considérant comme déterminante les
mises en valeur de la biodiversité suppose leur possibilité sociale. Elles doivent être
conçues dans cette fonction d’autonomie et non pas comme imposée ou proposée
comme offre politique. Les projets de la culture et de l’éducation ne doivent pas eux
aussi être imposés mais relever d’un possible imaginé dans l’autonomie sociale.
Autrement dit, les secteurs ou les défis de l’éducation, de la culture et du dialogue social
deviennent ainsi des défis centraux à la construction de la Martinique sociale.
Qu’est?ce que l’autonomie du social ? Ce n’est pas le renouveau d’un contrat social, ce
n’est pas l’invention du lien social, ce n’est pas non plus construire de la société civile.
Il faudrait entendre plutôt quelque chose comme la mise en place non plus de
l’imaginaire mais de la symbolique sociale. C’est?à?dire un réseau de dialogues entre les
différents défis, économiques, politiques, culturels, et qui soit en un sens, accepté et
reconnu de tous par exemple l’Université doit fournir des compétences à partir
desquelles un jeune doit pouvoir créer de l’activité économique et le faire dans le cadre
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de la possibilité du dialogue social et des conventions localisées du travail. Si nous
considérons, par exemple, le cas d’un jeune chercheur en biologie qui veut transformer
ses recherches en produits industrialisés et donc en activité économique, il est confronté
à un véritable parcours de combattant dans la mesure où les leviers économiques, les
leviers juridiques et les leviers politiques sont complètement séparés les uns des autres.
Son projet n’est pas compris et soutenu par des consensus sociaux. Et il en va de même
dans le domaine du design graphique et du design d’objet (mobilier, bijoux, vêtements,
etc). Une société autonome c’est une société de la réception de ses propres produits et
nul doute que les projets artistiques et culturels sont les vecteurs principaux de cette
symbolicité du social. Construire de l’autonomie sociale c’est faire sauter ses différents
verrous voire murs et rendre possible une offre biopolitique. C’est donc cela qu’il
faudrait mettre en place et on voit donc la complexité de la tâche. L’autonomie sociale,
c’est une symbolicité actualisée et localisée, la possibilité d’une entente commune sur les
discours et qui s’accompagne de la créativité de modèles d’activités autour de cinq
grands défis : redonner aux Martiniquais le goût d’entreprendre, inventer une nouvelle
relation entre la société et la politique, construire le dialogue social de façon pérenne,
considérer de manière globale l’ensemble de la formation du primaire à l’université,
libérer la création culturelle et artistique.
Ces défis doivent être conçus comme liés les uns aux autres, mis en réseau, chacun des
axes renvoyant nécessairement aux quatre autres dans la construction de relations
croisées et ouvertes.
Cette autonomie du social est l’invention d’une nouvelle modernité qui nous permette
de nous situer, de rendre nos corps visibles et capables de devenir « l’aile immense des
paupières » (A. Césaire).
Nous en appelons donc, non plus aux Etats généraux mais à la convocation des Etats
d’urgence.
Alexandre ALARIC
Philosophe
Président de l’Institut des Arts des Amériques et des Caraïbes.