Nous ne sommes plus dans l’oubli douloureux.
Nous ne sommes plus dans le silence de l’embarras et de la honte.
Nous ne sommes plus dans la revanche et dans la haine.
Nous ne sommes pas non plus dans la sacralisation idéologique ou dans une incessante victimisation.
Nous sommes très simplement, très sereinement, dans la reconquête apaisée de nous-mêmes.
Alors une question se pose.
Elle est de savoir comment et pourquoi un événement vieux de 162 ans peut encore alimenter les énergies individuelles et collectives alors que nous devons tout mettre en œuvre pour faire face aux défis du monde contemporain ?
Notre regretté Aimé Césaire, et avec lui le docteur Aliker, tout comme Camile Darsières et tous les dirigeants du PPM, ont toujours été présents quand il a fallu se battre contre l’oubli colonial. Ils ont toujours été en première ligne quand il a fallu transformer le travail mémoriel que nous avions à effectuer sur notre histoire et sur nous-mêmes, en un véritable « devoir de mémoire ».
Rappelez-vous : ce n’est qu’en 1983 par décret que la République reconnaît les dates locales de l’abolition de l’esclavage dans les « DOM ». Et ce n’est qu’en 2001 que l’esclavage sera reconnu comme crime contre l’humanité grâce à Christiane Taubira.
Nos ainés avaient compris que le passé, le présent et le futur étaient indissociables ! Que déserter son passé revenait à déserter et le présent et le futur ! Et donc : que la mémoire ne servait pas à s’enfermer dans le passé, mais qu’elle permettait de mieux habiter le présent et par là-même d’inventer le futur !
C’est en ce sens qu’il existe un « devoir de mémoire », et c’est pourquoi le PPM a tout fait pour que la Martinique assume ce devoir !
Mais associer la notion de « devoir » à celle de « mémoire » était bien le signe que les choses n’allaient pas de soi. C’était bien le signe qu’il fallait à la fois se battre contre la chape de plomb coloniale, mais aussi contre cette souffrance intérieure qui nous amenait tous, collectivement, à oublier — ou pire : à nier ou à renier — les réalités insupportables de notre passé !
Mais nous devons bien être conscients que l’idée de « devoir de mémoire » ne peut être qu’une étape vers l’instauration en nous-mêmes et dans notre société d’une dimension mémorielle naturelle qui n’a pas besoin de se nommer, ni d’être imposée, et qui s’inscrira naturellement dans la perception confiante, responsable et volontaire que nous aurons de nous-mêmes !
Le devoir de mémoire s’efface quand la mémoire est assainie.
Il s’estompe quand l’autorité intérieure apparaît et que l’on devient pleinement responsable de ce que l’on est, et de ce l’on fait ! La relation absolument nécessaire entre passé, présent et futur se fait naturellement quand un peuple se met en devenir dans une perception estimable, responsable et souveraine de lui-même !
La traite, l’esclavage et les luttes de libération ont été des tragédies humaines terrifiantes. Mais ces tragédies ont été dans le même temps porteuses d’héroïsmes, de courages, d’abnégations, de créativités, de volonté et de projection vers le futur !
Cette expérience est la nôtre.
Elle est en nous, et elle doit nous porter vers tous ces combats qui nous attendent et qui vont inscrire notre pays dans le monde qui vient !
Quand l’esclave Romain a empoigné son tambour, qu’il l’a fait résonner, il exprimait son refus des humiliations et des chaînes.
Et il invoquait ce qu’il y avait de plus précieux à l’époque : la Liberté.
Les tambours que nous avons entendus hier soir nous invitent à nous souvenir de ce refus et de cette invocation. Mais nous ne devons pas oublier qu’une journée comme celle du 22 mai ne prend tout son sens que si elle engendre de nouveaux 22 mai : c’est à dire si elle nous inspire, pour l’époque qui est la nôtre, les voies et les moyens d’être plus libres, plus dignes, plus responsables !
Chaque génération doit trouver les chaînes qu’il lui faut briser.
C’est cela le sens profond de notre 22 mai d’aujourd’hui !
Mais ce matin, je voulais évoquer avec vous cette notion de l’oubli.
Contre l’oubli, le travail de nos historiens a été précieux, et je tiens à rendre hommage ici à ceux qui nous ont permis de disposer d’une meilleure connaissance de cette période fondatrice, certes avec des divergences et des contradictions qu’il faut assumer.
Assumer, avec l’exigence morale, politique et intellectuelle pour lutter contre tous les oublis, tous les silences.
L’abolition de l’esclavage est l’aboutissement de luttes, de révoltes et de rebellions jalonnées dans le temps et dans le monde, d’hommes et de femmes qui ont su repousser les limites d’une des pires barbaries qu’a connu l’humanité.
Les résistants furent nombreux. Alain Anselin nous rappelle dans son ouvrage publié en 2009 qu’en Afrique, dès le départ, des Africains ont lutté contre la traite, contre ceux qui se faisaient les complices des négriers. La controverse de Valladolid exprime au 16ème siècle la complicité de l’église dans la colonisation et la traite, mais aussi les oppositions de religieux célèbres.
Nos historiens ont su arracher l’esclave Romain et son tambour d’une épaisseur d’oubli phénoménale. Mais ce que nous savons de l’Histoire de notre pays, c’est qu’elle est faite de dénis, d’oublis et de silences. C’est pourquoi j’aimerais avoir avec vous tous une pensée particulière pour tous les oubliés.
Quand Romain veut exprimer son refus et sa colère, il se jette sur son tambour. Le tambour était disponible parce que des générations d’esclaves anonymes, oubliés, se sont battues de manière ouverte ou détournée pour l’intégrer dans les chants de travail. Elles ont rusé pour que le tambour soit présent de manière innocente dans toutes les fêtes d’Habitation, et ils lui ont gardé sa dimension secrète, sa dimension sacrée, dans les cérémonies interdites, dans les moments de vieux-nègres, et dans les bois profonds auprès des « nègres marrons».
Quand on sait que pratiquement toutes les Habitations du pays disposaient d’un cachot. Quand on sait que presque tous les samedis, sur la place Bertin, à Saint-Pierre, des esclaves rebelles ou indociles étaient châtiés, voire exécutés de manière spectaculaire. Quand les historiens nous décrivent la série de châtiments et d’instruments de torture qui existaient dans toutes les périodes esclavagistes on comprend qu’il y a eu durant chaque heure de chaque jour, et chaque jour de ces trois siècles, un esclave anonyme, une esclave oubliée, qui a dit « Non ! ». Durant chaque jour de ces trois siècles, il y a eu un esclave qui s’est rebellé, une esclave qui s’est fait tuer !
Mieux,
On découvre encore de nos jours à Sainte-Marie, des vestiges d’un cimetière d’esclaves ; les événements du Carbet en 1822 et la répression qui a suivi montre le niveau de barbarie des châtiments.
Nous avons beaucoup focalisé sur les grands résistants et sur les « nègres marrons», et c’est vrai qu’ils étaient admirables. Delgrès. Ignace. Boukman. Toussaint. Fabulé. Makandal. Gabriel en Guyane. Quao et Cujoe de la Jamaïque… Mais n’oublions pas qu’au cœur même de chaque Habitation, des dizaines et des dizaines d’hommes et de femmes résistaient en silence.
Avortements !
Sabotages d’outils !
Incendies des champs ou des réserves !
Ralentissement de toutes les tâches !
Empoisonnement des eaux de sources !
Empoisonnements des animaux !
Empoisonnement des maîtres !
Mille et mille formes de résistances et d’héroïsmes que nous n’avons même pas commencé à inventorier !
Ainsi, quand l’esclave Romain se met à chevaucher son tambour, ce sont des milliers de nos ancêtres qui l’ont précédé et qui sont avec lui !
Ce sont des milliers et des milliers de tambours qui ce jour là ont résonné dans son unique tambour !
Ce qui nous permet de comprendre que toutes les grandes actions ne sont jamais des actes isolés qui émergent du mystère. Derrière les grandes résistances et les grandes avancées, il y a toujours des milliers d’anonymes, des milliers d’hommes et de femmes qui se battent pour des valeurs et des principes ! Personne ne peut réussir seul, nous avons besoin de la participation, du courage et de la créativité de tous ! L’humilité, le respect de l’autre, l’écoute de la différence, l’implication de chacun dans tous les projets structurants, sont des valeurs qui permettent à l’énergie collective de circuler et de s’élever. La Martinique de nos ancêtres nous l’a enseigné ; la nouvelle Martinique saura conserver la leçon !
Nos héros n’ont pas été répertoriés par la chronique coloniale. Les registres de justice ne vont évoquer que des prénoms, des surnoms dérisoires, et une vague origine ethnique. Nous sommes donc entourés de héros invisibles. Notre mémoire est pleine de socles sans statues et de statues sans nom, sans corps et sans visages. Je pense à ces millions d’africains qui n’ont pas survécu à la traversée des bateaux négriers, et qui tapissent aujourd’hui le fond de l’Atlantique. Je pense à ces esclaves enterrés à la va-vite sur les Habitations et qui ont disparu corps et âme. Je pense à ceux qui se sont desséchés dans les cachots ou sous les instruments de tortures… Ils sont là, anonymes, invisibles derrière la figure de Romain ou le visage de cet homme admirable qu’était Victor Schœlcher.
Alors, j’aimerais que vous preniez conscience d’un phénomène qui me hante depuis longtemps. La mémoire de ces hommes et de ces femmes ne nous est pas parvenue parce que nos ancêtres ne disposaient pas de l’écriture.
L’écriture était celle des maîtres.
L’écriture accompagnait le système colonial.
Pourtant, si nous y réfléchissons bien, on peut dire que nos ancêtres disposaient d’une écriture particulière, et je crois profondément qu’ils ont tenu des archives secrètes dans cette écriture particulière.
Mon sentiment c’est que tous nos héros oubliés sont là !
Ils sont là avec nous tous les jours !
Et que c’est à nous qu’il appartient de connaitre et de reconnaitre notre patrimoine mémoriel : le patrimoine des oubliés.
Nous le ressentons, et nous exprimons une inconsciente intimité par des émotions diverses. Mais sommes-nous en mesure d’en faire des lieux et des moyens de la construction d’une lucide conscience d’être ?
Alors, que les tambours chantent en toute sérénité !
Que les tambours chantent en pleine autorité !
Et que cette autorité nourrisse l’autorité sereine de toute la Martinique !
Vive le 22 mai !
Vive la Martinique nouvelle !
Serge LETCHIMY
22 mai 2010