Bondamanjak

Drive. L’Errance Ensorcelée (Extraits)

La roche (Gerry L’Étang)

Décharné, halluciné, il avançait avec célérité, légèrement courbé, scrutant le défilement du bitume. Il s’arrêtait parfois pour ramasser des éclats blanchâtres qu’il auscultait fiévreusement avant de les voltiger dans un juron sonore. Sa quête lui faisait prendre des risques extravagants. Dix fois il parut devoir mourir, percuté par les voitures dévalant l’autoroute, louvoyant pour l’éviter, stoppant pile. De temps à autre, un rire fébrile secouait ses épaules, agitait son corps, ralentissait sa course.
Des notes de congas s’échappèrent d’une Mercedes noire. Un souvenir revint : un bal dans la salle immense, blanche, fraîche du Inn, Là-Haut. Il y fêtait son bac, son départ. Cinq cents lauréats en partance chaloupaient sur une chanson de Cheo Feliciano :

Hay flores en mi pecho y en el suelo espinas.
¿ Quién puede creer que de mis heridas
yo voy haciendo un nuevo hombre,
que pueda sonreír, amar la vida ?

Les danseurs étaient rayonnants. Dans les gestes ballés, sur le coton brodé, dans les mots susurrés, sur le brillant des lèvres, il lisait des promesses de bonheur. Que nos gens sont beaux ! pensa-t-il alors. Le meilleur lui sembla possible… C’était avant l’angoisse.

Une anxiété obsédante givrait son cerveau. La défonce seule venait à bout de cette froidure intérieure, transformant la douleur en délice insondable. Brièvement. Puis revenaient les affres, jusqu’au prochain flash. L’arrêt de la souffrance, l’accès à la jouissance étaient des motifs si puissants que la poursuite de la roche était irrépressible.

Parvenu avec la nuit à l’orée de la mangrove, il emprunta une trace surélevée menant à un abri en tôle étonnamment préservé des bulldozers. Sur un carré de terre rapportée qui avait jadis accueilli une case : une Twingo verte. À l’intérieur, quatre jeunes fumaient des spliffs en aquarium. Malgré les vitres relevées, le ragga, on percevait les halètements d’une fille, seins et sexe travaillés par trois paires de mains. À une vingtaine de mètres de la voiture, indifférent à ce qui s’y passait, un couple de jumpies espérait un événement favorable.

– Eti Négwo ?

– Mafia-taa ka fè nou ped tan, frè-a !  

L’homme s’assit à l’écart, sur des palettes à moitié pourries, sortit de ses poches un attirail : une canette de Lorraine vide présentant en son mitan un enfoncement alvéolé, un bout de papier alu percé de trous d’aiguille, un Bic évidé, une boulette de chiclé collée de fils et de crasse, une cigarette, un briquet. Puis il tapissa le creux de la Lorraine avec le film d’aluminium, et, à l’aide du chewing-gum ramolli entre ses doigts flageolants, scella le tube du Bic dans l’orifice verseur de la canette. Enfin, il posa le tout sur une latte et fixa, regard éteint sous la lune, les cratères des crabes cé-ma-faute parmi les racines des mangliers.

Négropolitain arriva quarante minutes plus tard dans une Cherokee blanche. La jumpy n’y tenant plus, se précipita vers […]

***

Qu’il n’a la drive (Lévi of the Tik)

Arrrrrrrrrrrrrrrrrrg ! Oh Jah, Oh RasTafari, Oh l’Eternal, qu’il est le maître de tous ek de toutes, ek même des autres aussi, qu’il n’est pas ni un ni une. Oh Sanctus Espiritus, voit Lévi, qu’il est là, assis sur la chaise, qu’il regarde au loin, les yeux perdus dans le vague, ek qu’il entend, au fond de son oreille, Fela Ransome Kuti qu’il joue Zombie ak son gros saxo. Ek des fois, si les gens est là, qu’il voit qu’il okserve, eux-mêmes, dans un ti moment de temps, qu’il est tous là ak les coco-ziés directionnés vers le même côté au loin, où bien entendument qu’il n’a rien à voir. Qu’il n’a rien du tout, oui. Mais comme qu’il okserve, qui donc eux tous aussi. Ek voilà-t-il, le journal écrit demain qu’il n’a un crocodile dans le canal du Lamentin. Ça c’est déjà fait pour de vrai, oui-oui.

Mais lui, qu’il reste là, qu’il lonviye dans sa pensée, qu’il songe aux choses d’avant où ce que nous tous étaient si tellement jeunes ek si tellement beaux ek aussi intelligents, qu’il n’avait plein de foufilles ak les tétés lâchés comme c’est la mode ek éti que le sida n’était pas encore débarqué ici. Ah, avant ! Avant, qu’il peut être loin ! Oben encore plus loin qu’il est nommé longtemps. Mais aussi, avant qu’il peut être d’abord tout près, même qu’il peut être près-près qu’il l’appelle “tout à l’heure là”. Épi qu’il faut faire l’attention parce que, en vérité vrai, avant c’est un grand popilaire qu’il colle sur toute ek tout, ek ainsi fait, mesdames, messieurs, avant c’est un grand danger. N’est-il pas qu’il veut dire “devant” si qu’il dit “avant toi” oben même “avant demain, si Dieu veut”, hein ? Mais si qu’il n’a marqué “avant guerre” oben “avant hier”, ek même “avant J-C”, alors avant qu’il est dans le temps passé, c’est derrière qu’il veut dire. Non ?

Qui sait, peut-être que Lévi calcule comme quoi la traite du ti piti katkat qu’elle est un peu très chère, oben l’enfant qu’il travaille pas si bien qu’il faut à l’école, ek la maîtresse qu’elle dit c’est un ti malappris, oben à les cuisses de la si-tellement jolie voisine, la jeune tite manman-yich, si pimpante ek toute fraiche, qu’elle met ses sexies pour sécher sur la ligne par-derrière la maison, ek qu’il n’a l’envie de la mignonner tout bonnement. Oh l’Eternal Créator, Oh Jahovah, Oh Jahvé ek aussi Madévilin épi Sélassié li menm tou qu’il est Papa Jah. Love and Peace and surtout Love.

Ek qu’il est là tout bonnement, qu’il revoit en temps de l’enfance, hein ? En temps qu’il n’a pas si tellement de voitures qui font l’embouteillage. En temps qu’il n’est pas comme maintenant que Lévi veut-il faire sa drive, veut-il chapé séré son corps au loin de Babylone pour faire son wikenn ak sa tite chabine, mmmmmmmmmm !, qu’il prend son ti piti katkat pour, l’embouteillage est là qu’il est debout, qu’il bouge pas. Rien. Personne ne peut pas le battre. Qu’il peut crier derrière lui, babiller, wospété, oben faire colère yeux rouges complet, comme le hamburger chez le snack Voté, c’est les nerfs qu’il est décalé. L’embouteillage lui-même s’en fout pas mal, qu’il est là, estopé, sans bouger. Pas même un ti brennen léger-léger, un ti soukwé-sa discret, un ti lafouka hypocrite, comme dans un bal de mariage trop luminé. Oh yeah !

Oh Sin Semilla qu’il fume son ti kali puff, puff, Oh Madre de Dios y Padre de Dios, chonge-t-il aussi en temps qu’il n’a pas la télévision qui n’a la couleur dessus. La télévision qu’elle abrutit lajénes, qu’elle prend tout ça qu’il n’a dedans pour c’est vraiment vrai. Qu’il n’a aussi les failletons, les chantés, les émissions, é les matches, ek osi toutes les […]

* Extraits de : Drive. L’errance ensorcelée. Nouvelles réunies par Gerry L’Étang, HC Editions, Paris, décembre 2009, 188 p., 14,50 €.

Table des matières

– La roche, par Gerry L’Étang ……………..…….….…………….9

– Taxi pays, par Alfred Alexandre ……………………………….17

– Dans le squat de l’histoire, par André Lucrèce …………………27

– L’immense figuier maudit, par Louis-Félix Ozier-Lafontaine…33

– Je ne suis attendu… nulle part, par Philippe Montjoly …………47

– Lêlê, par Roger Parsemain ……………………………………….55

– Une dèche ordinaire, par Serghe Kéclard ……………………..63

– Petits arrangements avec la vie, par Dominique Aurélia ………73

– Qu’il n’a la drive, par Lévi of the Tik ………….……….……..81

– Labé lanmè, par Raphaël Confiant ……………….…………….93

– L’Abbé-de-la-mer, par Raphaël Confiant ………….…………..99

– Planté bannann !, par Éric Pezo ………………………….……107

– Chimenn, par Jean Bernabé …………….……….….……….…113    

– Chimène, par Jean Bernabé …………………….…….……….123

– Zeb-Mouch, par Thierry L’Étang ……………….….………..133

– La photo de Clara, par Jean-Pierre Arsaye ……….….….……137