A tous ceux qui ces jours-ci en Martinique citent Frantz Fanon à tort et à travers, pour tenter de soigner l’actuelle gastro-entérite sociale qui perturbe les entrailles factices de l’île, je dis que ce petit jeu est dangereux surtout si ces lecteurs du dimanche lisent comme ils disent…en diagonale. La vérité est que Fanon a écrit, à 26 ans, Peaux Noirs et Masques blancs, comme Césaire a écrit Cahier d’un retour à 26 ans également. Mais, la pensée de Fanon a évolué.
Et pas forcément comme veulent l’utiliser ceux qui se servent de phrases de lui, en étendard, notamment celle qui dit : » Seront désaliénés Nègres et Blancs qui auront refusé de se laisser enfermer dans la Tour substantialisée du Passé… »
Si Fanon estime que les Noirs ont besoin de se reconnaître dans un passé commun, il affirme qu’aucun homme ne doit pour autant être prisonnier de son passé. Les hommes doivent plutôt chercher à construire leur avenir. Il ne faut pas « fixer l’homme » – sous-entendu le fixer dans son histoire, dans sa situation de colonisé, ou d’ancien esclave pour les Noirs – mais « lâcher l’homme ».
L’analyse fanonienne de la violence illégitime coloniale montre que celle-ci déborde et touche tout le monde : colonisé, colonisateur, famille du colonisé et du colonisateur. Tel un poison qui se repend partout, personne ne sera épargné. Si Fanon émet des réserves sur l’exaltation par les Noirs de leur culture, d’un passé noir, il ne néglige pas pour autant le courant de la négritude césairienne. Le penseur martiniquais qu’est Fanon, dit au contraire avoir «besoin de (se) perdre dans la négritude absolument» avant de la dépasser. C’est là que pointe la complexité de la pensée de Fanon.
La sortie de l’aliénation passe par la décolonisation, et une décolonisation nécessairement violente qui «laisse deviner à travers tous ses pores des boulets rouges, des couteaux sanglants», explique-t-il dans Les Damnés de la Terre.
La violence révolutionnaire est certes l’un des thèmes centraux des Damnés de la Terre. Chez Fanon, la violence des colonisés n’est pas une fin en soi. Elle est plutôt un moyen de sortir de l’aliénation. Elle est en outre une « contre-violence » en ce qu’elle est une réponse à celle exercée par le système colonial. Dans l’esprit de Fanon, la violence est ainsi l’unique moyen pour le colonisé de se libérer d’un système colonial lui-même violent.
Si on reprend l’analyse de la violence pour l’appliquer à l’époque contemporaine : celle des opprimés est une violence qui doit être canalisée dans des projets qui mettent le colonisateur face à sa propre violence constitutive.
Le colonisé doit conquérir lui-même son émancipation. Il ne doit pas se voir accorder sa liberté, il doit l’obtenir par la force, sinon la désaliénation n’aura pas lieu. Pour Fanon, qui écrit Les Damnés de la Terre en pleine guerre d’Algérie, « l’homme se libère dans et par la violence », une violence qui « désintoxique » et « débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité ».