Qu’assurés de sa vision, le leader fondamental nous procure, lumineux, la force de « regarder demain en face »… Je sais bien, pour ma part, qui proféra la geste qui nous dénombra avant l’heure. Je sais parfaitement qui transforma la détresse d’une île abandonnée à sa misère en possibilité d’une ville. Je sais l’émotion, si tellement partagée, de ses traces bienfaisantes. Je sais sa profonde bonté fraternelle et la grâce qui l’habitait. Que jamais il ne céda aux vertiges de l’intelligence; mais se fit laminaire pour ne pas s’élever hors de portée. D’autres, un jour, viendront lorsque, de l’historique plaie, nous aurons purgé le pus…
La parole de Césaire incarne le génie d’un siècle, pour nous comme pour les autres. Cela, nous l’avons recueilli dans la gourde du savoir et semé dans les plis de la mémoire. Et encore longue est la voie balisée de ses leçons tragiques… Aux révoltés du Bounty, rappelons la leçon du Rebelle (Et les chiens se taisaient) :
Le Rebelle n’est pas un nègre marron. Le Rebelle est un commandeur de l’habitation du maître. Il est le fils mulâtre, esclave du maître, qui s’insurge lorsque son nouveau-né est appelé à perpétuer la lignée de la soumission servile. Le rebelle est un créole violemment repenti. Cette poussée volcanique va le conduire sur la voie de toutes les transgressions, du renversement sanglant et païen des valeurs coloniales, dans le chant du retour à l’anté-histoire. Bouc-émissaire de l’ordre condamné, le Rebelle est le sacrilège par excellence. Dans la constellation de la Tragédie coloniale, le Rebelle est Oedipe:
une voix
Assassin, il a tué son maître
une voix
Assassin, maudit, il va tuer sa mère
une voix
à mort, à mort, qu’on lui crève les yeux
Oedipe a tué son père et épousé sa mère, par quoi il obtient le pouvoir sur la cité. Ces transgressions amènent la malédiction sur Thèbes; la paix qu’il avait initialement ramenée, en jouant au Sphinx, n’était qu’un voile illusoire sur les turpitudes de son passé insu. Pour prix de son orgueilleuse vanité, il sera déchu et aura les yeux crevés, victime expiatoire d’un exorcisme collectif. Cet aveuglement sacrificiel l’oblige à chercher refuge dans les ténèbres de son corps pensif. Là il retrouve les fantômes des Ancêtres, enfouis sous le silence de l’oubli et le regard détourné du renoncement. Là, aussi, il entend ses propres voix tentatrices, fruits de ses propres convoitises, chlordéconés par la propagande paternaliste des maîtres :
première voix tentatrice
Roi… C’est ça, tu seras roi… Je jure que tu seras roi.
Deuxième voix tentatrice
Et voilà tes veines charrient de l’or et non de la boue, de l’orgueil non de la servitude. Roi, tu as été roi jadis
Ces voix tentatrices sont nos cancers qui demeurent. Ce sont ces mêmes voix tentatrices qui, aujourd’hui, surgissent au grand jour du soliloque parricide. Exangue stratégie futuriste de l’oubli; cynique amnésie des hérauts solitaires; enflure historique de l’ego; coup d’état dérisoire d’une stérile ambition, en l’absence d’Etat à trahir…
première voix tentatrice
je n’ai pas de mère, je n’ai pas de passé
j’ai comblé jusqu’à l’oubli de poussières et d’insulte le puit marâtre de mon nombril.
le Rebelle
arrière bourreaux
ah, vous me clignez de l’oeil
vous me demandez ma complicité
au secours au secours au meurtre
Tro présé pa jen fè jou wouvè. Celui qui a nommé l’aube est l’éternel premier, car les jours s’enfantent eux-mêmes du premier matin. Son héritage appelle l’accomplissement et l’ample geste des semailles, non le fallacieux dépassement d’un horizon inachevé. Son oeuvre appelle nos perfections balbutiantes et le parachèvement déterminé, non de céder à l’hystérie bréhaigne et assoifée des rétheurs…
Soleil noir de nos consciences, la radicale vérité d’Aimé Césaire a moulé nos destinées reconnaissantes de son ferment de passion et de son lait jiculi. Nous faisons serment de guetteurs, nous faisons sarments par milliers. Et que coule, avorton, le fruit blet des conciliabules opportunistes. Tandis que nous gardons le regard vivant et vigoureux:
Le Rebelle
Attaché comme une enseigne au haut bout du pays, je ne sanglotte pas, j’appelle…
pour le Front Césairiste de Libération Culturelle
Ali Babar Kenjah