« … c’était en 1932, à peu prés, je suis allé m’inscrire à la Sorbonne… le lendemain, à Louis-Le-Grand, je fais la connaissance de #Senghor… pendant cinq ou six ans, nous ne nous sommes pratiquement pas quittés, et il a eu une grosse influence sur moi. Il m’a aidé à analyser et à gommer ce côté négatif qui était ma haine d’une société martiniquaise… profondément aliénée…
Senghor m’a révélé tout un monde, ça été pour moi la révélation de l’Afrique… il remplissait le vide que j’éprouvais… par lui, j’ai très bien senti que mon vrai monde, c’était quand même le monde africain…J’ai débouché sur la poésie, parce que c’était un moyen d’expression qui s’écartait du discours rationnel. La poésie, telle que je la concevais, que je la conçois encore, c’est la plongée dans la vérité de l’être.
Si notre être superficiel est européen, et plus précisément français, je considère que notre vérité profonde est africaine. Il s’agissait de retrouver notre être profond et de l’exprimer par le verbe :
c’était forcément une poésie abyssale…cette poésie était arme parce que c’était le refus de cet état superficiel et le refus du monde du mensonge… c’était la plongée en moi-même et une façon de faire éclater l’oppression dont nous étions victimes. C’est un peu comme le volcan : il entasse sa lave et son feu pendant un siècle, et un beau jour, tout ça pète, tout cela ressort…Et c’était ma poésie, c’était ça « Cahier d’un retour au pays natal » !
C’est Aimé #Césaire qui nous parlait. Il nous aide ainsi à mieux le connaître, à être son complice et son compagnon de voyage dans cette vie si remplie qui fut la sienne. Combien de poètes cherchent encore du front, les mêmes étoiles ?
Est-il possible de parler « normalement » de poètes et d’écrivains comme Césaire, Senghor ? Difficile ! Ils prennent tellement de place, ils ont pris tant de place en nous et souvent même à notre insu, tellement leurs œuvres sont fortes, leur époque magique, leur personnalité immense, leur poids politique marquant ! J’entends le Président Wade nous dire, lors d’une rencontre, « Arriver au sommet de l’Etat vous aide sans doute plus vite à réaliser concrètement les rêves, les objectifs de votre combat politique, social, intellectuel». Il n’a pas tort !
Comment nous, poètes et écrivains présents au monde en ce mois d’avril 2008, pouvons-nous aider ou participer à la mise en place de pouvoirs et de systèmes sociaux, culturels et politiques conformes à nos écrits, à nos idéaux ? Avons-nous ce poids-là, aujourd’hui, comme hier Césaire, Senghor et tous les autres qui ont tant pesé sur la construction d’une Afrique en devenir ?
Que Césaire et Senghor aient assumé d’autres charges autres que littéraires,
a-t-il pesé sur ce qu’ils ont été ? Leurs messages ont-ils été mieux véhiculés, mieux entendus parce qu’ils étaient relayés par l’action et le rayonnement politiques ? La réponse est évidente, mais elle n’ajoute rien à leur mérite.
Ces interrogations posent notre condition de poètes et d’écrivains, notre raison même d’écrire dans des sociétés en mutation, des sociétés en crise où la pauvreté et la précarité les rendent sourdes, où l’on entend de moins en moins la voix des créateurs, à moins qu’on l’entende mal. Le monde a changé !
Césaire lui-même s’était posé la question, ou avait plutôt posé le débat dans son intervention au 2ème Congrès des écrivains et artistes noirs d’avril 1959. Ecoutons-le encore: « J’ai pensé, dit-il, que les quelques considérations que je devais émettre pourraient porter sur un sujet : celui de la légitimité de notre activité d’écrivains et d’artistes noirs, et celui complémentaire, des responsabilités qui nous incombent à nous, hommes de culture, dans la double conjoncture du monde et de nos pays particuliers ». Nous devrions nous poser la même question, nous poètes, écrivains et hommes de culture de ce temps de l’Afrique et de nos peuples.
Voilà comment et pourquoi Césaire nous est utile. Il nous met face à nous-mêmes, face à nos responsabilités de créateurs et de citoyens. Nous ne pouvons pas nous y dérober. En effet, comment vivre, comment assumer nos missions, comment écrire, évoquer notre Afrique d’aujourd’hui avec ses joies et ses malheurs, car elle ne vit pas seulement de malheurs, comment évaluer sa marche démocratique irréversible, ses rêves, ses espoirs de paix et de développement ? Devons-nous aller plus loin dans l’engagement et quel sorte d’engagement ?
Devons-nous laisser brouiller notre image ? Devons-nous être distants, sommes-nous lâches ou avons-nous raison d’être militants du pouvoir politique ? Par quelle voie faire mieux et faire vite prévaloir nos idées ?
Ou bien nos idées sont-elles toutes périmées, mortes ? La question est-elle mal posée, ou bien ce n’est pas là le véritable rôle du poète, de l’écrivain, de l’intellectuel ? Pour ma part, la littérature n’est pas la politique, mais elles peuvent se rejoindre pour un moment.
Césaire, ce fils du volcan, nous a laissés de belles certitudes. Les grands poètes meurent toujours pour nous !
C’est bien le volcan, c’est bien cette image-là qui renvoie et caractérise dans sa nature éruptive et ardente l’œuvre du fils de la Martinique. Même ceux qui ne l’ont pas lu, ont eu des échos de son chant général, ou se sont accrochés à sa légende, à cette montagne de feu que constitue son œuvre. Césaire est un cri qui n’épargne même pas l’oreille du profond dormeur. Césaire est un feu debout qui brandit des lances et des fusils qui hurlent tout le long des pages, tout le long de notre esprit. La poésie de Césaire est cardiaque. Il est difficile de soutenir le rythme cardiaque d’un poème de Césaire.
On a besoin souvent de répit, de repli ; on a souvent besoin de rebrousser chemin, de résister aux flots, mais l’on ne peut plus s’arrêter. L’asphalte des pages est brûlant mais on y marche, on y laisse ses yeux et ses oreilles. Les vers sont si beaux, si chargés, si furieux que la compréhension ou non des mots vous laisse toujours dans la fascination. Les images vous rendent si ivre, que tout tourbillonne. Les torrents de métaphores de Césaire sont des raz de marée. Césaire est un ouragan et sa poésie est « précise comme des poignards » ! Jean Paul Sartre, dit : « Un poème de Césaire éclate et tourne sur lui-même, comme une fusée, des soleils en sortent qui tournent et explosent en nouveau soleil… » Ce que la poésie de Césaire dit et clame est la respiration même de notre race, de notre civilisation. Cette poésie marque notre place, notre marche altière dans l’histoire de l’humanité. Césaire nous a rendu notre dignité. Il nous fait marcher la tête haute. Son œuvre est l’une des meilleures et irremplaçables plaidoiries de la race noire. C’est cette poésie là qui a balisé la route des politiques pour les luttes d’indépendance.
C’est elle qui a avalisé les politiques avant les luttes de libération. La prose de Césaire n’est pas en reste : son théâtre, ses essais savent être plus subversifs que dix attentats !
Jamais un tel poète nègre n’a su autant réveiller les cœurs, bander les consciences. Cheikh Anta Diop a salué son génie et dit la part irremplaçable qu’il laissera.
Quand plus tard les jeunes loups sont arrivés, l’insulte à la bouche, contre l’homme politique, maire de Fort de France, celui qui ne voulait pas de l’indépendance de son île dit-on, son île si petite pour espérer prospérer seule économiquement, répondit, lucide et courageux : « Prenez ma poésie comme une revanche sur ma politique ! » L’indépendance, la vraie, pour Césaire, est de se décoloniser culturellement. Là fut son vrai et profond combat.
Ecoutons-le : « …les chaînes qui nous tiennent ne sont pas des chaînes ordinaires : ce sont des chaînes intérieures (…) nous sommes des transplantés qui avons été soumis pendant près de deux siècles à un effroyable processus d’assimilation, donc de dépersonnalisation. Et il y a eu ce traumatisme qu’a été la traite des noirs. Les africains, c’est tout à fait différent :ils ont conservé leur civilisation… leur religion, le contact avec leur terre, avec leurs mythes, avec leur folklore et puis ils ont conservé leur langue, d’où une assurance psychologique à laquelle ne peuvent pas prétendre les Martiniquais… »
Ce que Césaire nous a apporté comme poète est immense. C’est pour quoi il mérite l’hommage de ce jour, après son sommeil pour toujours. Nous qui sommes d’une autre génération, nous n’avons pas le droit de moins faire, mais le devoir de faire plus.
Mieux : dépasser nos aînés dans le sens où Senghor définissait le mot : «dépassement n’est pas supériorité, mais différence dans la qualité ».
Nous le savons, il a prêté à Senghor le concept de Négritude. La Négritude de Césaire serait-elle différente de celle de Senghor ? «Césaire n’est pas un homme de conciliation dans la mise en relief de la négritude » nous dit Jacques Rabemananjara, le poète malgache. Il poursuit : « … la prise de conscience se mesure, à ses yeux, à sa capacité de colère et d’offensive. Il y a chez Césaire « une force anti-entente et anti-apaisement ».
Il reste le reste, c’est-à-dire le socle dur et le poids réel de nos œuvres, nous de la nouvelle génération. Serons-nous des poètes et des écrivains durables ou provisoires? Quelle place prendront nos œuvres dans l’histoire de notre pays, de notre continent, dans le patrimoine littéraire de l’humanité ?
Seule la solidité de notre travail de création répondra pour nous !
Sans nul doute, qu’Aimé Césaire prendra une place de choix à l’occasion du prochain Festival mondial des arts nègres dont il est le parrain. Le président de la République du Sénégal qui s’apprêtait à aller lui rendre visite, aura bien de la peine
À apprendre que la corne du taureau est hélas arrivée.
Mais je souhaite que le Président Wade fasse ce voyage, qu’il aille s’incliner devant la tombe de Césaire, qu’il le mettre dans le panthéon de la Place du Souvenir à Dakar, qu’il annonce en terre martiniquaise que le Sénégal a créé un Grand Prix littéraire Aimé Césaire pour perpétuer la mémoire du grand poète.
En relisant Césaire cette nuit, j’ai compris que «la poésie sait qu’elle doit se défendre elle-même, qu’elle n’a rien à attendre d’une réalité contemporaine qui lui est indifférente. Elle doit dès lors prendre son destin en main, « se rendre contagieuse et inévitable ». Mais je sais aussi que c’est toujours « en poésie que se puisent les énergies premières de l’écriture, le rapport vif et fertile au langage, la pulsion vitale de la langue, les images fondatrices, les légendes originelles ». En un mot, il s’agit, et c’est la grande leçon de Césaire, des vrais poètes : de « sauvegarder la dignité du rêve ».
Que de belles retrouvailles au ciel entre Damas, Senghor et Césaire que l’éternité a réunis pour toujours !
Le Paradis est aux couleurs de la Négritude et rechantent les nègres !
Amadou LAMINE SALL, poète
Président de la maison africaine de la poésie internationale –mapi-
Lauréat des Grands Prix de l’Académie française