Cette quête des armes miraculeuses fut pour Paul-Henri une collecte inlassable. D’abord, il chercha un emploi compatible avec cet objectif et devint technicien chez Otis, à Paris. Il travaillait le week-end en continu, libérant des usagers bloqués dans les ascenseurs. Les cinq autres jours de la semaine, il courrait les bouquinistes, hantait les bibliothèques, les salles d’archives. L’autodidacte qu’il était, s’astreignit à lire l’anglais, le tamoul, apprenant cette langue au contact de la communauté tamoule sri-lankaise de Paris et de notre ami commun, le linguiste indien Appasamy Murugaiyan. Il fit venir d’Inde, d’Angleterre, des Etats-Unis, des centaines d’ouvrages sacrés et savants relatifs à l’hindouisme populaire de l’Inde et de sa diaspora, du 19e siècle à nos jours, ainsi qu’à l’histoire et à la sociologie des populations concernées. Il traqua sur internet et ailleurs les moindres photos en rapport avec son entreprise. Et se constitua au final, une bibliothèque et un stock iconographique impressionnants. Peut-être la plus importante bibliothèque privée sur ces sujets.
Mes travaux – et ceux de quelques autres ethnologues – doivent beaucoup à Paul-Henri. Il avait réponse à tout, m’évitant des investigations fastidieuses qu’il avait déjà menées. Quelle était la profession traditionnelle de telle caste tamoule ? A quel élément mythologique renvoyait tel rite hindou martiniquais qui était sa mise en scène ? Paul-Henri, avec érudition, amitié, générosité, livrait la solution. Je me rappelle l’avoir questionné sur un nom de Martiniquais d’ascendance indienne, « Saithsootane », que j’avais cherché en vain dans des listes de patronymes hindous tamouls. Et Paul-Henri de me déclarer, avec le sourire triomphant qu’il esquissait en ces occasions : « C’est la déformation d’un nom islamique : ‘Sahib Sultan’. 10 à 14% des immigrants indiens de Martinique étaient musulmans. La proportion de musulmans était importante dans les convois qui partirent de Karikal, région où ils étaient nombreux ».
Les données amassées devaient servir à la reconstitution des corpus incantatoire et mythologique des hindouismes populaires tamouls des Antilles et des Mascareignes. Paul-Henri avait repéré ce qu’il jugeait être les quatre plus importants textes sacrés de ces cultes diasporiques (dont des fragments épars étaient conservés dans les îles), et avait programmé leur édition bilingue : le Mariyamman Talattu (Berceuse de Mariyamman), le Madurai Viran Alangaratc Sindu (Incantation à Madurai Viran), le Madurai Viran Nadagam (Drame de Madurai Viran) et le Pusari Pattu (Chant du Prêtre).
Le Mariyamman Talattu, en caractères tamouls mais aussi latins, traduit en français, fut publié à Pondichéry en 2006, assorti d’un enregistrement sur CD, où un chanteur accompagné d’un orchestre exécute en tamoul le chant intégral de vénération de Mariyamman, déesse tutélaire des cultes en question. Le Madurai Viran Alangaratc Sindu, dédié à une autre divinité majeure, parut en 2008 dans les mêmes conditions, avec complément audio. Paul-Henri finançait sur ses seuls fonds personnels ces réalisations d’un coût considérable. A leur sortie, il se déplaçait en Martinique, Guadeloupe et Réunion présenter ces ouvrages et leurs CD aux communautés hindoues, qui se les appropriaient avec enthousiasme.
L’édition du Madurai Viran Nadagam et de son enregistrement étaient en cours à Pondichéry. Sa parution était prévue cette année. Quant au Pusari Pattu, il devait paraître dans deux ans. Paul-Henri travaillait par ailleurs à une exposition de photographies d’immigrants indiens de Martinique, Guadeloupe et Réunion, qui allait être inaugurée dans quelques mois à Paris avant de tourner dans les îles. Suite à son décès, ces projets sont compromis.
Toute mort est tragique, et celle de Paul-Henri l’est comme les autres. Il laisse une fille orpheline, une compagne éplorée, des parents affligés, des amis esseulés. Mais il y a une tragédie de plus à sa disparition : l’inachèvement de son œuvre. Et puis Paul-Henri était quelqu’un de rare : un croyant issu d’une communauté hindoue martiniquaise petite, fragile, qui avait voué sa vie à retrouver le sens des rites que pratiquaient les siens. Lors de la veillée tamoule à Sainte-Marie, où de nombreux pratiquants de Martinique et de Guadeloupe s’étaient retrouvés pour lui rendre hommage, un vieux dévot martiniquais m’a dit : « Atjelman Pol-Anri pati, ki sa ki rété nou ? ».
Gerry L’Etang