Mardi dernier, le quotidien régional « Le Progrès » a publié une infographie liant des faits de délinquance à des nationalités bien précises. SOS-Racisme a déposé une plainte contre X. A-t-elle une chance d’aboutir ? Qu’est-ce qui, légalement, peut poser problème dans cette infographie ? Les réponses de l’avocat Fabrice Lorvo.
L’infographie publiée par « Le Progrès » soulève deux questions principales : celle de la source (le fichier statistique en question existe-il ? était-il autorisé ?), et celle du traitement de l’information par le journaliste (y a-t-il entorse à la déontologie ?).
Première problématique : la source de l’article
Sous réserve du respect du secret des sources du journaliste, on doit se demander si le fichier ethno-socio-racial sur lequel se basent l’enquête et l’infographie existe.
En principe, l’article 8 de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés interdit les fichiers permettant de connaître l’origine des personnes. Il dispose qu’il est :
« Interdit de collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ou l’appartenance syndicale des personnes, ou qui sont relatives à la santé ou à la vie sexuelle de celles-ci. »
Il existe cependant des limites à ce principe et notamment :
– Les traitements statistiques (ce qui suppose l’anonymisation des données) réalisés par l’Institut national de la statistique et des études économiques ou l’un des services statistiques ministériels dans le respect de la loi n° 51-711 du 7 juin 1951 sur l’obligation, la coordination et le secret en matière de statistiques, après avis du Conseil national de l’information statistique et dans les conditions prévues à l’article 25 de la présente loi ;
– Les traitements, automatisés ou non, justifiés par l’intérêt public et autorisés dans les conditions prévues par la loi.
Il existe un certain nombre de grands fichiers Police-Justice autorisés. En voici la liste :
– CASSIOPEE (chaîne applicative supportant le système d’information orienté procédure pénale et enfants)
– FAED (fichier automatisé des empreintes digitales)
– FIJAISV (fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes)
– FNAEG (fichier national des empreintes génétiques)
– FPR (fichier des personnes recherchées)
– SIS (système d’information Schengen)
– STIC (système de traitement des infractions constatées)
D’un autre côté, le Conseil constitutionnel a décidé que l’article 63 de la loi n°2007-1631 du 20 novembre 2007 relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile, dite loi Hortefeux, était contraire à la Constitution et à son article 1. Cet article prévoyait que les statistiques ethniques pourraient être mises en place sous réserve d’une autorisation de la CNIL, ce que le Conseil constitutionnel n’a pas accepté.
Dans ces conditions, la question des sources du journaliste est d’importance.
Il est plus que probable que le fichier dont s’est servi le journaliste du « Progrès » existe, et qu’il s’agit d’un traitement statistique. Cependant qui en est l’auteur ?
D’autres questions se posent :
A-t-il été autorisé par la CNIL ? Dans le cas contraire, le non accomplissement des formalités auprès de la CNIL est sanctionné de 5 ans d’emprisonnement et 300.000 euros d’amende (art. 226-16 du code pénal).
Y a-t-il eu détournement de la finalité ? Les informations ne peuvent pas être réutilisées de manière incompatible avec la finalité pour laquelle elles ont été collectées. Tout détournement de finalité est passible de 5 ans d’emprisonnement et de 300.000 euros d’amende (art. 226.21 du code pénal).
Enfin, ce fichier est-il public ?
Avant de prendre position sur une éventuelle faute du journaliste, des informations complémentaires sont donc nécessaires. Ces informations pourront être dévoilées par le journaliste lui-même, sauf s’il s’abrite derrière le secret des sources.
Dans ces conditions, la question des sources du journaliste est d’importance.
Il est plus que probable que le fichier dont s’est servi le journaliste du « Progrès » existe, et qu’il s’agit d’un traitement statistique. Cependant qui en est l’auteur ?
Deuxième problématique : le traitement journalistique
Avec cette infographie, sommes-nous dans l’information du public ? La liberté d’expression n’est ni générale ni absolue. Elle a des limites fixées par la loi sur la presse. La diffamation et l’incitation à la haine raciale en font partie. En effet, l’article 24 stipule que :
« Seront punis de cinq ans d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement. »
Or on peut s’interroger sur le point de savoir si l’automaticité créée entre nationalité et exercice d’activités délictuelles, induite par le titre « Délinquance : à chacun sa spécialité », n’entre pas dans l’incrimination précitée. Cette approche journalistique semble en effet inciter à associer les ressortissants d’un pays précis à un type de délinquance précis.
Par ailleurs, les termes employés par le journaliste – « groupes des cités », « toxicomanes », « autres » – sont peu précis et manquent d’objectivité.
Enfin, associer les prostituées à des délinquantes n’est pas conforme avec la loi pénale qui désigne comme délinquant le client de la prostitué.
La presse et les journalistes ont des responsabilités
Au vu de l’écho médiatique, il n’est pas exclu que le Parquet juge l’action de SOS-Racisme recevable et décide de poursuivre. Ce serait ensuite au tribunal de dire s’il a y eu, de la part du journaliste, abus de la liberté d’expression.
Il est en effet probable que des poursuites seront engagées, ne serait-ce que pour attirer l’attention des journalistes sur leurs responsabilités pour un sujet aussi sensible. Il est en effet urgent de rappeler que l’on ne peut pas écrire n’importe quoi, de n’importe quelle manière, particulièrement sur des sujets aussi délicats que celui-ci.
Le rôle de la presse est de contribuer à des débats d’idées pour faire progresser les questions de société et pas de favoriser la discrimination, sur la base de prétendues statistiques.