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Intervention du Député Alfred MARIE-JEANNE,au Parlement français sur la loi sur la Collectivité Unique en Martinique

À la suite de la mise en place d’un Établissement public régional en Martinique, après le rejet du projet d’instauration de la grande région Antilles-Guyane, le mouvement « La parole au peuple », ancêtre du Mouvement indépendantiste martiniquais, avait lancé l’idée de la création d’une assemblée unique.

En 1974, en tant que président du mouvement « La parole au peuple », dans un document remis à Gaston Deferre, représentant personnel de François Mitterrand, candidat unique de la gauche à la présidence de la République, je préconisais déjà ceci : « Aucun statut d’autonomie ou d’indépendance ne sera, d’autorité, imposé au peuple martiniquais contre sa volonté générale par le gouvernement français (…) Militer pour l’émancipation nationale martiniquaise ne pourra être considéré comme une atteinte à l’intégrité territoriale française ni à la sécurité de l’État français (…) De plus, la présence militaire française sera considérablement réduite et les casernes ainsi désaffectées, réutilisées à des fins sociales (…) L’ORTF, en tant qu’office public d’information, sera réellement démocratisé (…) Le libre accès et un temps de parole devront être garantis à toutes les tendances politiques et syndicales ».

Quelle résonance démocratique ! Et c’était il y a 37 ans ! Le candidat François Mitterrand fut laminé en Martinique, car les tardigrades de tous bords ont utilisé les arguments éculés bien connus, remis sans cesse au goût du jour, que sont notamment le largage et la perte des acquis sociaux. Toutefois, il y eut une exception singulière. À Rivière-Pilote, dont j’étais le maire depuis seulement trois ans, Mitterrand sortit premier avec 99 voix de majorité.

Le même François Mitterrand est arrivé  en 1981 à la présidence de la République avec, en bandoulière, sa loi de décentralisation, loi que j’ai considérée comme une loi d’émancipation des collectivités, tant la tutelle de l’État était tentaculaire et étouffante.

Tout le monde sait que l’assemblée unique, proposée par le gouvernement de François Mitterrand et par personne d’autre – une idée à laquelle se sont ralliés tous les élus de gauche de l’outre-mer – a été  « retoquée » par le Conseil constitutionnel le 2 décembre 1982 au regard de l’état de la législation en vigueur.

Et le temps s’écoule encore.

En effet, de 1982 à 1998, aucune réforme de la Constitution n’a été proposée par quiconque pour réparer cette aberration juridique de région monodépartementale, certains élus préférant s’accommoder d’une situation équivoque qu’ils dénonçaient par ailleurs avec véhémence. Dès 1998, élu député puis président de région, je demandais la création d’une assemblée régionale unifiée de transition, lors du débat organisé par l’Assemblée nationale sur l’avenir de l’outre-mer. C’était précisément le 23 octobre.

Le 1er décembre 1999, j’ai signé la déclaration de Basse-Terre, avec Mme Lucette Michaux-Chevry et M. Antoine Karam. Document en main, nous avons convaincu le Président Jacques Chirac de la nécessité de débloquer la situation. Il le fit en modifiant la Constitution, permettant pour la première fois, en 2003, la consultation populaire obligatoire que nous avions réclamée. Mais entre-temps, à l’initiative de Claude Lise et de moi-même, le congrès des élus s’était réuni pour aboutir à l’objectif qui était déjà le même que celui d’aujourd’hui, à savoir la mise en place d’une collectivité unique dans le cadre de l’article 73 de la Constitution. Ce sont les mêmes qui dénoncent aujourd’hui la perte de temps, qui ont freiné cette transformation ratée à 1 030 voix près, c’est-à-dire à moins de 1 % !

Et le temps s’écoule encore.

J’ai récidivé avec Claude Lise, en prenant contact avec le Président Nicolas Sarkozy. C’est lui qui a permis la double consultation des 10 et 24 janvier 2010 que nous avions sollicitée. Pour arriver à ce résultat, utile certes, mais pas suffisant à lui tout seul, j’ai frappé à la porte de trois Présidents de la République, car l’intérêt général de la Martinique l’exigeait !

Cependant, la défense de cet intérêt général passe nécessairement par le respect intégral des règles démocratiques les plus élémentaires. Toute prolongation accordée pour la mise en place de cette collectivité unique, regroupement de deux institutions déjà bien rodées, relève tout simplement de la pinaillerie et de la finasserie.

Se souvient-on qu’il nous est arrivé de mettre en place une collectivité de façon accélérée ? N’est-ce pas la collectivité régionale qui a été officiellement installée en Martinique, bien avant son entrée en vigueur en France même ? Quelle situation ubuesque !

Et le temps s’écoule encore.

Madame la ministre, dans ces conditions, je voterai contre le report à 2014. Un autre point de désaccord essentiel porte sur l’étranglement de la démocratie au nom d’une prétendue stabilité. Je déposerai, à ce sujet, deux amendements qui devraient réconcilier majorité absolue et stabilité.

La règle de la majorité absolue, celle de la prime majoritaire exorbitante de 20 %, ainsi que le conseil exécutif monocolore, prévus dans le texte, créent objectivement les conditions de l’absolutisme, or l’installation de la collectivité unique ne doit pas conduire à l’installation de la pensée unique. Et pour coiffer le tout, vous remettez en selle un préfet devenu gouverneur superstar ! Si nous bafouons à ce point la démocratie, nous passerons d’une situation aberrante à une situation aberrante aggravée, avec un président de l’exécutif omnipotent, un vrai roitelet en somme. Nou ka soti en sann pou tombé en difé – nous sommes sortis de la cendre pour tomber dans le feu !

Pour éviter toutes ces entorses, je propose que la liste obtenant la majorité absolue au premier ou au deuxième tour ne bénéficie pas d’une prime majoritaire supplémentaire, puisque l’objectif de stabilité est déjà atteint. Dans le cas contraire, il suffirait d’accorder à la liste sortie en tête, mais n’obtenant pas la majorité absolue, le nombre de sièges supplémentaires pour l’atteindre.

Un pays, fût-il de taille modeste, a autant besoin de démocratie que les autres pour se vivifier. Il faut continuer à déverrouiller le système. Cette collectivité  unique est un sas symbolique, qui ouvre le champ des possibles.

Car l’œuvre de l’homme n’est pas achevée : pour la parfaire, la démocratie doit en être le socle permanent.