Par Loubna Tigroussine
Je n’irai pas voir le film Fanon. Et voici pourquoi.
Pas parce qu’il n’est pas bon — au contraire, il a l’air juste, puissant, nécessaire.
Mais parce que c’est trop douloureux.

Je suis née dans la région de Sétif, en Algérie.
Une région marquée au fer rouge par la colonisation française.
Mon père avait 4 ans quand il a vu son propre père — mon grand-père — se faire torturer dans la cour de notre maison familiale. Aujourd’hui la rue porte notre nom : Tigroussine.
Cette maison existe toujours. Les pierres aussi.
Et les traces de sang n’ont jamais disparu.
Ma grand-mère me disait :
« J’ai supplié ton père de crier, de pleurer, pour qu’ils arrêtent… mais il ne voulait pas. Il avait 4 ans. »
Puis ils l’ont jeté à des chiens enragés.
Assassiné par balles.
Sous les rires des soldats colons.
Et ça, c’est juste la partie visible de l’iceberg.
Ce que les femmes de ma famille ont vécu est d’une horreur absolue.
Déshabillées devant leurs proches.
Violées devant leurs pères, frères, oncles.
Torturées, mutilées.
99 % des femmes de ma lignée, qui ont vécu cette période, ont été violées.
C’était une stratégie coloniale :
« Les Arabes nous échappent parce qu’ils dissimulent leurs femmes à nos regards ». Signé Le maréchal Bugeaud
(Si cela vous évoque certains débats actuels sur le voile… ce n’est pas un hasard. C’est glaçant.)
Et les hommes ?
Électrocution à l’eau.
Ongles arrachés, recouverts de sel, puis les rats lâchés pour ronger leurs doigts.
Égorgés devant leurs femmes, enfants. Le regard fixe plein de fierté et d’honneur.
Leur tête exposée avec leur sexe dans la bouche, pour humilier jusqu’aux morts.
Résister n’était pas un choix. C’était une obligation.
J’ai grandi en France.
L’Algérie est bien au programme d’histoire. Mais ai-je entendu parler de cela à l’école ?
Jamais.
Je l’ai appris à travers les silences, les regards fuyants, les mots étouffés. Par bribes. Lors de discussions familiales, quand les femmes osaient parler — à mi-voix — des atrocités subies. Toujours avec honte. « Chuut… ‘ayb. » Elles avaient honte. Alors qu’elles auraient dû être fières.
On est fiers d’elles. La honte, on sait où elle doit se loger. Des souvenirs transmis à voix basse. Des blessures jamais soignées. C’est pour cela que je n’irai pas voir ce film. Pas parce qu’il n’est pas nécessaire. Mais parce qu’il est trop nécessaire. On porte encore ces traumas dans nos corps, dans nos silences. Mais je continue à faire vivre cette mémoire autrement.
Je rends hommage à Frantz Fanon. À son courage, à sa pensée. À tous les martyrs, les résistants, celles et ceux qui ont lutté pour la liberté et qui luttent encore aujourd’hui.
Notre monde cruel d’aujourd’hui lira-t-il ces mots avec le cœur ? J’encourage tout le monde à aller voir le film pour connaître un bout de l’histoire, la. Vraie.
Loubna Tigroussine