Des hommes de passion, pas de travail Qui sont-ils, ces « habitants », propriétaires de plantations aux dimensions diverses, mais toutes caractérisées par le recours à la main-doeuvre servile ? D'abord des « tape-à-l'oeil », si l'on nous passe l'expression. Un habitant digne de ce nom se doit de montrer son aisance, si ce n'est sa fortune, en tenant table ouverte, en portant beau, en jouant gros, en donnant beaucoup et ostensiblement, en entretenant une nombreuse domesticité, quitte à devoir s'endetter et ne jamais payer ses dettes. « Les colons sont (?) hommes de passion, non guidés par une passion, mais au contraire travaillés, agités par des passions qui les rendent incapables de calcul. » Hommes de passion, pas de travail : il importe en effet de montrer par tous les moyens possibles et imaginables que l'on n'a pas besoin de travailler, que d'autres le font pour vous. Et si, par malheur, vous y êtes malgré tout contraint, il ne s'agit que d'une contrainte transitoire, dont l'épouse et les filles sont, bien entendu, dispensées, tout occupées qu'elles sont à « iaianer », « capacité à demeurer dans une quasi-torpeur » : « leur langueur est attrayante, leur apathie aimable, leur indolence et leur laisser-aller ravissants.» Les lecteurs de Veblen ? auquel d'ailleurs l'auteure fait référence ? ne pourront manquer de remarquer la parenté avec certaines des descriptions de la Théorie de la classe de loisirs. A l'opposé, les « nègres », qu'ils soient de houe, de jardin ou de journée, travaillent pour autrui. A leur égard, point de tendresse : il faut les dresser. Et le « commandeur » (contremaître chargé de la répartition des esclaves entre les différentes tâches de la plantation) « se doit de manier le fouet avec adresse et efficacité » car, à défaut, le travail ne se ferait pas, avancent les colons. « Battre un nègre, c'est le nourrir » Le travail, mais aussi le service, pour les esclaves attachés à la maison, comme ces porteurs de hamac, teneurs de torche (contraints de courir devant le cheval pour éclairer leur maître ou leur maîtresse). Et s'il faut punir, inutile d'en passer par la justice, parce que, expliquait le Conseil colonial de la Martinique en 1831, « l?emprisonnement est une mauvaise peine contre l'esclave ; elle retombe sur le maître qui est privé du temps et de l'industrie du condamné, elle favorise la paresse de l'esclave ». D'ailleurs, le proverbe ne dit-il pas que « battre un nègre, c'est le nourrir » ? Alors, battons, battons fort, sans retenue. Comme le disait une créole en 1847 ? l'année qui précède l'abolition ! ?, « un esclave, c'est comme une chose, c'est comme un chien ». Alors, à la question posée ? l'habitant est-il capitaliste ? ?, la réponse va de soi. Cette soif de dépense ostentatoire, ce mépris de l'innovation, cette absence d'investissement, cette dilapidation de la force de travail servile incitent à répondre par la négative. Irrationnels, alors, les planteurs ? Non, dès lors que l'on admet qu'il existe plusieurs sortes de rationalité : s'inspirant de Norbert Elias, l'auteure y voit une belle illustration de la « rationalité de cour », identique à celle développée, au même moment, par les planteurs du sud des Etats-Unis. Mais, à l?évidence, malgré la force de cette conclusion, ce n'est pas pour y parvenir que Caroline Oudin-Bastide a écrit ce magnifique ? et dramatique ? livre. C'est pour lutter contre l'oubli, si commode, d?une honte collective, d?un passé révoltant qui ? le drame de La Nouvelle-Orléans nous l'a rappelé ? est toujours prêt à resurgir, atténué, mais hélas bien vivant. TRAVAIL, CAPITALISME ET SOCIETE ESCLAVAGISTE Guadeloupe, Martinique (XVIIe-XIXe siècles) par Caroline Oudin-Bastide éd. La Découverte, 2005, 346 p., 28 euros Note de lecture de Denis Clerc http://www.alternatives-economiques.fr/lectures/L240/NL240_001.html