Cette année, en raison de la crise du covid-19 et du report du 2nd tour des élections municipales, le gouvernement avait autorisé les collectivités locales à voter leur budget 2020 jusqu’au 31 juillet 2020, plutôt qu’avant le 15 avril comme c’est le cas normalement. En Martinique, le conseil municipal de Fort-de-France a voté le budget le plus tard possible, le 28 juillet 2020, alors même que Didier Laguerre avait été élu triomphalement dès le premier tour le 15 mars. Pourquoi avoir tant attendu ?
Serait-ce pour retarder au maximum le contrôle de la Chambre Régionale des Comptes (CRC), sachant que le préfet était obligé de la saisir en application de l’article L. 1612-14 du code général des collectivités territoriales ?
Le préfet a en effet saisi la CRC sur les comptes 2019 de Fort-de-France et son budget 2020. Les « sages de la Kann’Opé », du nom du siège de la CRC aux Abymes (référence, à l’origine taquine, aux « sages de la rue Cambon » de la Cour des comptes à Paris, avant que les magistrats locaux ne la reprennent à leur compte : symbole de transparence démocratique, la canopée expose les comptes à la lumière du jour…), ont recensé 20,7M€ d’erreurs dans les comptes 2019 de Fort-de-France.
Ils rappellent que « le législateur n’a pas conféré aux chambres régionales des comptes le pouvoir de modifier les écritures des comptes administratifs votés » (page 4 du rapport), mais qu’il leur appartient néanmoins de recenser les dépenses et les recettes qui auraient dû être comptabilisées : les « restes à réaliser ». Cela permet de mieux préparer le budget de l’année suivante, le budget 2020, afin qu’il soit plus « sincère » selon le jargon financier.
La CRC nous apprend donc (page 7 du rapport) que les comptes 2019, affichés par la ville comme déficitaires de 40,7 M€, auraient dû en réalité présenter un déficit de 61,4 M€. C’est juste 50% de plus, une simple étourderie…
Parmi les dépenses « oubliées » par la ville, on trouve (pages 5 et 6 du rapport) tout un chapelet de dettes sociales pour plus de 20 M€ (CNAF, CGSS, FNC, FIPHFP, IRCANTEC).
Quand on sait que ces dettes sociales font partie des « charges de personnel », on comprend ou on suppose que « l’étourderie à 20 M€ » répondait à la volonté de cacher l’ampleur réelle de la dérive desdites dépenses de personnel au cours des années.
Les dépenses de personnel, c’est justement LE péché mignon de Fort-de-France. Elles expliquent presque à elle seules pourquoi la ville ne parvient pas à dégager un autofinancement (différence entre les recettes de fonctionnement décaissées et les dépenses de fonctionnement encaissées) et pourquoi ses dépenses d’investissement sont ridiculement faibles (page 12). Les magistrats de la CRC remarquent pourtant que la ville dispose de ressources fiscales nettement supérieures à la moyenne (fin de la page 10) ; la chambre et la ville se retrouvent d’ailleurs pour se refuser à pressuriser davantage le contribuable, nous y reviendrons plus loin.
La CRC remarque aussi que Fort-de-France reçoit des dotations de l’Etat bien supérieures à la moyenne (haut de la page 11), même s’il est humain d’en vouloir toujours plus. Bref, malgré ces recettes abondantes, la ville s’appauvrit volontairement en payant un régiment de plus de 2 000 agents : tout l’argent dépensé pour payer ces agents (50% plus nombreux que dans les communes de même taille), plus de 100 M€ en 2019 (page 11), manque à l’appel pour financer les investissements dont le chef-lieu aurait tant besoin pour ses 80 000 habitants et les Martiniquais qui y travaillent.
Le déficit 2019 dépasse les 61 M€, nous l’avons dit, c’est-à-dire 11 M€ de plus que l’objectif que lui avait fixé la CRC pour 2019 dans son plan de redressement pluriannuel (cf. page 10 du rapport). Après les promesses de redressement, il va falloir passer à l’acte…
En 2020, tout ira mieux, promis. Il n’est qu’à jeter un œil au budget 2020 voté par le conseil municipal de Fort-de-France, rappelé en page 17 du rapport de la CRC : déficit de -47,7 M€, ce qui est finalement tout proche de l’objectif que lui avait fixé la CRC pour 2020 dans son plan de redressement pluriannuel : -46,4 M€. Ouf, nous sommes sauvés !
Le répit n’est que de courte durée : la chambre embraye sur 4 pages de corrections et délivre enfin le déficit réel : -60,8 M€ (page 21). C’est presque un retour à la case départ ! Pire, l’écart avec l’objectif 2020 (14,4 M€) est plus élevé que l’écart 2019.
Décidément, après les promesses de redressement, il va falloir passer à l’acte…
Que faire ?
La chambre régionale des comptes est positive : elle considère (page 12) « que les potentialités d’un redressement à l’horizon 2025-2026 existent, sans contrainte dirimante à très court terme, pourvu que les décisions et orientations stratégiques en ce sens soient résolument prises dès à présent ; que, autre aspect positif, l’amélioration possible ne dépend que très faiblement de facteurs et décisions externes à la commune, les ajustements nécessaires étant, pour l’essentiel, d’ordre interne, avec en premier lieu la réduction de l’effectif rémunéré et, en deuxième lieu, la maîtrise des coûts de fonctionnement et le développement des produits des services et du domaine. »
Les magistrats de la CRC fixent en page 13 les deux lignes directrices pour parvenir sans effort à l’équilibre à la fin de l’actuel mandat de Didier Laguerre :
1) « Respecter les règles de droit ». Vaste programme…
2) « fixer ex ante un plafond de recrutements pour l’ensemble de la période allant jusqu’à 2025/2026 » : pas plus de 105 recrutements entre 2021 et 2026. Ce qui paraît déjà beaucoup !
Les sages de la Kann’Opé remettent une couche de « positive attitude », page 15 : « la commune est ainsi susceptible de retrouver une capacité d’autofinancement positive, d’améliorer son taux d’endettement et, in fine, de pouvoir relancer l’investissement ; […] dès lors, la chambre considère qu’une augmentation de la fiscalité en 2020 n’est pas nécessaire ; […] le respect du rythme de la réduction des dépenses de personnel d’ici à 2023 ouvrira à la commune de Fort-de-France, à partir de cette date et moyennant la poursuite de la trajectoire, la possibilité d’un doublement du montant annuel des nouveaux emprunts sans augmentation des taux de fiscalité directe locale. »
Le maire et les Foyalais peuvent se frotter les mains.
La balle est maintenant dans le camp du préfet qui doit régler le budget de la ville.