Gerry L’Etang – Cet ouvrage est un récit de femmes racontées par une femme. C’est le vécu d’un pays, d’une histoire par des femmes. C’est également la narration d’un évènement, ou plutôt, d’une permanence tragique : « La Grande Catastrophe », évoquée après, avant, pendant son déroulé.
Pourquoi un récit de femmes ? Parce que « il y a un mystère de la femme en pays créole, une alchimie de courage et de secrète résignation, de peurs muettes et d’insoumissions à moitié avouées, de vengeances assumées et d’obéissances feintes ». Et aussi parce que « chaque femme garde sous sa jupe des secrets, mais ces secrets finissent par gangrener son âme si elle ne les dit pas ». Il s’agit de femmes aimées des hommes, « qui attendent leurs maris dans des cuisines embaumées de l’arôme de petits plats mijotés », alors même que le droit des femmes est de « s’épiler intégralement », de « renter tard sans dire où elles étaient passées », de « déposer les bébés à la garderie jusqu’à les y oublier ».
Ce livre est aussi une réflexion sur la langue, précisément sur l’entre-deux langues : le créole, langue matricielle, le français, langue maternelle. Ce travail sur « une langue muette, celée dans une autre plus bavarde mais creuse d’elle-même », mesure l’empêchement linguistique d’un peuple “anbaglé”. « Il y a le mal de la langue (mon arrière-grand-mère dirait le “zagriyen” de la langue, pour évoquer ce déchirement nous prenant dans ses rets comme l’araignée dans sa toile) : personne ne me pardonnera d’écrire dans cette langue qui a fait notre malheur, mais personne ne me lira si j’écris dans cette autre langue qui a fait notre grandeur, malgré sa misère ».
Ce texte est encore une parole critique. Le récit est en effet ponctué, à intervalles irréguliers, de considérations analytiques de la narratrice sur, par exemple, l’oblitération des pensées de Man Fine dans La ri kaz-neg de Yosep Cébel, la vertu de la littérature en pays colonisé, la propreté obsessionnelle des habitantes des cases créoles. Ainsi apprend-t-on que « la lutte pour la propreté des cases, pour le pot de chambre à vider dès l’aube, est une lutte contre la misère et pour la dignité ». Ces développements inattendus, volontiers pertinents, confèrent à la narratrice profondeur et distanciation.
La mazurka perdue des femmes-couresse n’est pas un roman. Du moins, pas un roman comme les autres. Il réussit à équilibrer création esthétique, discours narratif, prolongement critique. Loin du didactisme difficilement compatible avec la production fictionnelle, il donne à comprendre, avec délicatesse, émotion, l’autre moitié du ciel d’une société créole.
La mazurka perdue des femmes-couresse, de Mérine Céco, roman, Paris, Ecriture, 2013, 231 p., 17,95€.