Il s’agit en fait d’un vaste complexe immobilier avec, en son milieu, une tour (destinée à la location de bureaux) de 100 mètres de haut avec 20 étages dont les accès seront contrôlés à chaque niveau par une carte magnétique individuelle, avec, par étage, trois ascenseurs et un service de gardiennage assuré sept jours sur sept, 24 heures sur 24.
De chaque côté de la tour, deux immeubles : d’une part, une résidence pieds-dans-l’eau (de huit étages) comprenant 45 appartements de haut standing exclusivement réservés à la vente (4.200 euros le m²) ; au niveau plazza, un grand hall de réception, des boutiques de grand luxe, une salle de fitness, une piscine ; d’autre part, toujours en cours de construction, un immeuble (de huit étages) appelé à abriter des commerces et un hôtel Novotel.
Lors d’une interview accordée en mars 2012 à une journaliste de France-Antilles(1), le sieur Jeffrey Mack, PDG de la Guardian Holdings aux capitaux (majoritaires) trinidadiens, précise que, pour consolider les fondations de cette tour, il a été versé en béton de quoi construire un mur d’un mètre de haut pour 40 centimètres de large, lequel mur peut s’étaler du nord au sud de l’île ; qu’a été associée à ce mur une quantité de barres de renforcement en acier qui, mises bout à bout, s’étireraient sur l’arc des îles de la Caraïbe, de Cuba à Trinidad aller-retour.
Selon les dires du PDG, 75 % des frais de conception et conseils rémunérés sont revenus aux entreprises « locales » (lesquelles ?) ; 80 % des matériaux nécessaires à la construction de la tour (lesquels ?) ont été achetés localement ou par des agents locaux (lesquels ?) ; quelque 1.400 emplois ont été créés (combien de Martiniquais et, en particulier, d’habitants des quartiers Rive Droite ont bénéficié de ces emplois ?).
Mais en ce qui concerne l’essentiel, à savoir les fonds investis dans cette babylonienne entreprise, le PDG de la Guardian Holdings se fait plus discret au sujet, dit-il, du plus gros et premier chantier de ce type dans la région caraïbe, financé par un groupe trinidadien (la Guardian Holdings) et des partenaires « locaux » dont le groupe Monplaisir(2).
La réalisation de ce projet pharaonique a été confiée au dénommé Martin James (PDG d’une société intitulée Société de Promotion de la Pointe Simon) qui a à son actif, entre autres, la construction de la plus haute tour du monde, celle de Taipei à Taïwan – 101 mètres ; du plus grand centre commercial d’Europe, au Portugal ; de la première chaîne d’hôtel cinq étoiles de Turquie. Pour la construction de ce complexe de la Pointe Simon, il a eu le concours d’autres professionnels : les architectes Erick Orville et Frank Brière, la société INSO ( ?) étant en charge de la construction proprement dite.
Les concepteurs de cette tour n’ont pas fait preuve de beaucoup d’imagination créatrice ; ils se sont contenté d’imiter un modèle architectural copie conforme de la mégalomanie de ceux qui en font commande sous d’autres cieux ; sur le plan esthétique, cette monstruosité de béton et d’acier rappelle combien, dans notre pays, prolifèrent les métastases de l’aliénation.
Indécence
Dans un pays, le nôtre, où la pauvreté avance en grandes enjambées, bâtir un tel complexe avec 45 appartements de haut standing et avec, en son centre, cette tour de 20 étages(3) qui, par son insolente arrogance, domine les habitations des populations environnantes (Fonds Kérosène, Fonds Populaire, Texaco) frappées de plein fouet par les misères et souffrances qu’engendrent le sous-emploi, le chômage, la délinquance, c’est faire preuve d’indécence(4).
Et cette indécence devient obscénité lorsque, le dimanche 1er juillet, de la bouche du PDG de la Société de Promotion de la Pointe Simon, on apprend qu’est donné à ce repaire d’intérêts privés, le nom de LUMINA(5).
La manipulation
La Société de Promotion de la Pointe Simon lance à l’attention des lycéens un concours afin d’attribuer à la tour un nom, la date butoir étant fixée au 31 mai 2012. Cette appellation devra faire référence à l’histoire ou au futur de la Martinique. Ce concours se déroule en partenariat avec la Région et le Rectorat, laquelle institution publique instrumentalise ainsi une large frange de la jeunesse scolaire de Martinique au profit d’une opération immobilière privée. Un comité de pilotage dirigé par le Président du Conseil régional, le Maire de Fort-de-France et le recteur, André Siganos, aura pour charge de désigner le lauréat du concours.
Rivière-Salée, lycée Joseph Zobel : Madame Parize, professeure de philosophie, avec l’aide d’autres personnels de l’établissement, met en place un groupe de travail avec les élèves de terminale littéraire ; divers noms – Majorine, Matador, Matrone, Paulette Nardal sont avancés… Proposé par la jeune A. F, celui de Lumina est retenu parce que c’est un symbole de résistance et aussi parce qu’il faut retrouver confiance en soi, tout en portant un regard honnête sur le passé(6).
Le choix d’appeler la tour Lumina initié – peut-être – par la jeune A.F, consacré – sans nul doute – par sa professeure et l’équipe pédagogique du lycée Joseph Zobel, est sanctionné par le Comité de pilotage et des mains du PDG de la Société de Promotion de la Pointe Simon, A.F reçoit un IPAD 3 ; un chèque de 5.000 euros est remis au lycée Joseph Zobel et, pour ajouter une touche lyrique au spectacle, le Maire de Fort-de-France, proclame aujourd’hui, nous devons remercier Aimé CESAIRE d’avoir prophétisé la Ville de Fort-de-France Belle, et remercier tout autant Serge Letchimy, aujourd’hui Président de la Région Martinique, d’avoir eu l’audace de s’accrocher au « rêve jugé fou » d’Aimé CESAIRE et d’avoir réuni les conditions nécessaires pour aller de l’utopie à la concrétisation de celle-ci(7).
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Vie et mort d’une héroïne martyre
* 5 novembre 1848 : naissance de Lumina Sophie dite Surprise sur l’habitation La Broue au Vauclin.
* 2 décembre 1851, en France, quatre ans après le 22 mai 1848 mettant fin en Martinique au système esclavagiste, coup d’Etat de Napoléon III. En Martinique, à partir de 12 ans, tout individu doit dorénavant posséder un livret précisant son identité, son domicile, son signalement, son âge, ses déplacements ; instauration du travail obligatoire, d’un impôt personnel payé uniquement par les travailleurs des campagnes ; répression des libertés publiques, censure de la presse… C’est dans ce contexte d’esclavagisme renaissant qu’en septembre 1870, à Rivière-Pilote, et suite à la condamnation injuste, le 19 septembre, du jeune Lubin, qu’éclate la Grande Insurrection du Sud qui s’étend à d’autres communes dont les habitations sont incendiées par les insurgés auxquels se joignent des femmes dont Lumina Sophie dite Surprise.
* 25 septembre, les forces de l’ordre colonial l’emportent sur les combattants de la liberté et, au cours de 1871, la répression sanglante fait place à la répression des tribunaux. Sont condamnées de deux ans à 20 ans de travaux forcés : Chériette Chérubin, 17 ans, couturière ; Louisine Chérubin, 23 ans, couturière ; Rosanie Soleil, 27 ans, couturière ; Adèle Frémont, ne sait pas son âge, cultivatrice ; Robertine Geneviève, 21 ans, cultivatrice ; Malvina Sylvain, ne sait pas son âge, cultivatrice ; Aline Ménage, ne sait pas son âge, cultivatrice ; Hortensia Chilon, ne sait pas son âge, domestique ; Maria Bouchon, ne sait pas son âge, cultivatrice ; Dame Jean-Louis Camille Cyrille, 32 ans, cultivatrice… Lumina Sophie dite Surprise, 23 ans, couturière, considérée par les juges comme la flamme de la révolte, accumule sur sa tête le plus grand nombre d’accusations et est condamnée, ainsi qu’Asténie Boissonnet, 21 ans, cultivatrice, aux travaux forcés à perpétuité pour « incendie et participation active à l’insurrection»(8).
Son procès se déroule du 17 mars au 17 avril 1871. Enceinte, sur le point d’accoucher, le 30 mars elle retourne à la prison centrale de Fort-de-France ; le 2 avril, elle donne naissance à un garçon, Lumina Théodore, qui est aussitôt enlevé à sa mère(9).
Le 22 décembre de la même année, Lumina Sophie dite Surprise est déportée au centre pénitentiaire de Saint-Laurent du Maroni en Guyane ; le 4 août 1877, au bagne, Marie Léon Joseph Félix, paysan originaire du nord de la France, de 14 ans son aîné, la prend pour femme. Le 15 décembre 1879, à quatre heures de l’après-midi, à Saint-Laurent du Maroni, âgée de 31 ans, Lumina Sophie dite Surprise meurt loin des siens.
La profanation
Le récit de cette vie exemplaire(10), la professeure de philosophie du lycée Jozeph Zobel l’a-t-elle ainsi présentée à la jeune A.F. et à ses camarades afin de leur permettre de découvrir avec respect cette page de notre histoire ? L’équipe pédagogique de cet établissement scolaire de la commune de Rivière-Salée, les membres du Comité de pilotage, les encenseurs médiatiques de cette cérémonie indigne du 1er juillet 2012, collectivement, se sont faits les complices d’une profanation mémorielle.
Daniel Boukman
1. France-Antilles, 30 juin / 1er juillet 2012.
2. Quelle est dans cette transaction immobilière la nature de la participation de la Région et de la ville de Fort-de-France ?
3. Dans la tour, 18 bureaux (à louer) sont destinés à plusieurs administrations dont certaines du Conseil régional pour lesquelles il était prévu de louer une surface de 1.877 m² couvrant deux étages avec un bail d’une durée de neuf années consécutives ; le loyer annuel TTC était de 828. 534 euro, ces obligations financières devant augmenter, chaque année, du fait de l’évolution de l’indice de variation du coût de construction. Suite à l’opposition vigilante du Groupe des Patriotes et Sympathisants, le Président du Conseil régional, tout en déclarant « retirer » ce dossier de l’ordre du jour de la Commission Permanente du 13 novembre 2011, a fait néanmoins voter par sa majorité un « accord de principe » concernant ce projet de location.
4. Comme dit la parole pli ta pli tris ! la loi dite Letchimy sur les logements « indignes » votée sous le règne de Sarkozy crée un droit nouveau pour ceux qui ont construit sur une parcelle de terrain dont ils ne sont pas propriétaires. Avant cette loi, ceux qui ont construit sur des terrains appartenant à l’Etat ou à une commune pouvaient être délogés sans aucune indemnisation pour une construction illégalement édifiée. Le principe légal étant que la construction appartient au propriétaire (l’Etat ou la commune) de la parcelle sur laquelle elle se trouve, un maire qui voudrait déloger un tel « squatter » ne pouvait puiser dans les fonds publics de sa commune pour l’indemniser et ainsi l’inciter avec des arguments « sonnants et trébuchants » à quitter les lieux. Suite à la loi dite Letchimy, c’est – théoriquement – possible, si bien qu’il n’est pas interdit de penser, une fois signé le décret d’application de ladite loi (si tant est qu’elle le soit jamais), qu’aux habitants de ces « logements indignes » qui « défigurent » le paysage des alentours de la tour, il soit proposée une indemnité pour qu’ils dégagent et voilà ! à la suite de ce « nettoyage social », non seulement ces messieurs et dames pourront dormir tranquilles avec le sentiment que leur sécurité est assurée mais, de plus, le projet du « Grand Malecon » allant de la plage de la Française pour arriver, sans interruption, jusqu’au pied du phare de la Pointe des Nègres, ce vieux rêve d’une Riviera pour nantis, pourrait devenir réalité. Quant aux délogés des quartiers Rive Droite Levassor, comme autrefois ceux du Morne Pichevin casés dans les cages à lapins des barres du Morne Vannier, ils n’auront que leurs yeux pour pleurer.
5. Appeler cette tour Lumina, c’est déjà infliger un outrage à Lumina Sophie dite Surprise, mais de plus la réduction de son nom transforme cette femme rebelle en un concept publicitaire : lumina = lumière ! A ce propos, le discours du maire de F de F (dont il est fait ci-dessous allusion) traduit ce machiavélique double jeu.
6. France Antilles, 2 juillet 2012.
7. Extrait du discours du maire de Fort-de-France. Pour en savoir plus, allez sur Google et cliquez sur PPM discours d’inauguration de la Tour Lumina.
8. Adèle Négrant est condamnée par contumace aux travaux forcés. Décembre 1871, au polygone de Fort-de-France, Cyrille Nicanor, Eugène Lacaille, Furcis Carbonnel, Louis-Charles Hutt, Louis Gertrude Isidore sont fusillés. Madeleine Clem et Louis Telgard, condamnés à mort par contumace, ayant trouvé refuge à Sainte-Lucie, ne seront jamais retrouvés.
9. Le 22 décembre 1872, Théodore Lumina, à l’âge de 14 mois, meurt à la prison de Fort-de-France.
10. Voir Lumina Sophie dite « Surprise » 1848 – 1879, Insurgée et bagnarde de Gilbert Pago, Ibis Rouge Editions, 2008 et consulter aussi Histoire de la Martinique de 1848 à 1939, tome 2 d’Armand Nicolas, pages 78 à 98, Editions l’Harmattan, 1966.
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