L'homme avait fait irruption sur la scène médiatique en mai 2006 en réalisant une descente spectaculaire dans le quartier juif historique de la rue des Rosiers (4e arrondissement). L'opération, qui avait rassemblé une vingtaine de militants noirs de son groupuscule, la Tribu Ka, n'avait pas débouché sur des violences mais avait conduit le ministre de l'intérieur à dissoudre l'organisation, en juillet 2006, pour « incitation à la haine raciale » et « antisémitisme ».
Deux ans après, notre enquête montre que Kémi Séba, 27 ans, d'origine béninoise, né à Strasbourg, de son vrai nom Stellio Capo Chichi, a changé de stratégie mais continue son combat en multipliant les contacts et les initiatives avec des radicaux d'extrême droite et des mouvements religieux. Celui qui s'est longtemps fait appeler le 'fara' (guide) cherche aussi, désormais, à capter le public des jeunes de banlieue en surfant sur les théories du complot.
Quantitativement, les forces de Kémi Séba, rassemblées au sein du Mouvement des damnés de l'impérialisme (MDI), dont il est le président, restent limitées. De source policière, on estime qu'il dispose d'un noyau dur de 80 militants sur l'ensemble de l'Ile-de-France et qu'il parvient à mobiliser jusqu'à une centaine de personnes dans ses meetings en banlieue et dans les métropoles françaises. Le MDI, créé en mars 2008, pour prendre la relève de Génération Kémi Séba (GKS), lancée après la dissolution de la Tribu Ka, annonce, lui, sans plus de précisions, des « centaines de militants » et affiche une dizaine d'antennes régionales.
Initié à la politique au sein de Nation of Islam, à la fin des années 1990, Kémi Séba a abandonné ses prises de position les plus radicales sur la suprématie des Noirs. Alors qu'il dénonçait violemment les 'leucodermes' (les Blancs), il s'adresse désormais à l'ensemble des 'déshérités' et des 'opprimés'. Son discours s'est adouci, au moins en apparence. « Je ne crois plus que l'homme blanc est le diable », affirmait-t-il ainsi en août au site musulman Saphirnews.com.
Plus de référence à la suprématie des Noirs mais une vision 'ethno-différencialiste', selon ses termes, qui marque son refus du métissage et des politiques d'intégration : Kémi Séba met en avant la défense de la 'fierté raciale' et des 'identités' qu'il faudrait protéger du cosmopolitisme. Une démarche observée avec intérêt, depuis le début, par l'extrême droite radicale. Comme Renouveau français, qui avait salué son 'courage politique' en 2006. Ou le site Internet Vox-NR (pour 'nationaliste révolutionnaire') qui se fait le relais du MDI pour l'organisation de réunions publiques.
Plus inquiétant, Kémi Séba a participé à une manifestation commune, contre la présence des troupes françaises à l'étranger, le 8 mai, avec un groupuscule 'nationaliste-socialiste' d'une trentaine de personnes, appelé la Droite socialiste. Une structure au profil trouble : au début du mois de juin, des proches de cette organisation, qui avaient assuré son service d'ordre, ont été mis en examen pour avoir participé à une fusillade dans l'Essonne. Trente-cinq balles avaient été tirées avec un fusil mitrailleur dans des quartiers populaires de Saint-Michel-sur-Orge pour venger un des membres du groupe, victime d'agressions dans son lycée (Le Monde du 4 juin).
Le MDI assume cette position « différentialiste », parallèle à celle défendue par l'humoriste Dieudonné, dont il a été proche, qui s'est, lui, rapproché de Jean-Marie Le Pen. 'Le nationalisme n'est pas mon ennemi (…). Tous les mouvements nationalistes noirs se sont alliés à des gens qui voulaient vivre et protéger leur peuple', explique au Monde Kémi Séba, dans un kébab à Paris, entouré de cinq militants et gardes du corps. Un positionnement qui intéresse les deux extrêmes : la France aux Français, d'un côté ; l'Afrique aux Africains, de l'autre. « On assiste à un processus de rapprochement entre suprématistes blancs et noirs. Même si leurs agendas politiques sont aux antipodes, ils se retrouvent dans une alliance des antisystème », analyse Jean-Yves Camus, politologue, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).
Kémi Séba entend s'appuyer sur le rejet du 'système' tangible au sein d'une partie de la jeunesse de banlieue. Après les émeutes à Villiers-le-Bel, en novembre 2007, il s'était rendu sur place pour tenter d'exploiter le ressentiment né de la mort de deux jeunes dans un accident avec une voiture de police.
Ces derniers mois, ses militants ont aussi cherché à investir le 19e arrondissement, lieu de tensions entre communautés, où une partie des jeunes expriment leur colère face au traitement médiatique et politique, perçu comme déséquilibré, de l'antisémitisme. « A chaque fois qu'un jeune noir est victime d'une ‘’ratonnade’' ou d'une ‘'bavure’', Kémi Séba tente d'en profiter. Mais, pour l'instant, on ne peut pas dire que cela a fait un carton », relève un responsable des services de renseignement intérieur. Des rencontres ont ainsi eu lieu, ces derniers mois, à Stains, Bondy, Lyon et Marseille.
Un groupuscule, appelé Banlieue anti-système (BAS), a également vu le jour fin 2007 pour relayer sa parole dans les quartiers sensibles. Dirigé par deux jeunes femmes, BAS a notamment conduit une opération, en juin, contre la radio Générations 88.2, très influente en banlieue, pour dénoncer la mainmise des majors sur le rap '’hardcore’'. Et porter, au-delà, un discours violent contre ‘’l'hydre’' '’sioniste’' et ‘'mondialiste’'. Une démarche globale saluée sur des sites d'extrême droite, comme celui d'Alain Soral, un transfuge du Parti communiste, devenu conseiller de Jean-Marie Le Pen et défenseur du 'gaucho-lepénisme'.
BAS a fusionné, début septembre, avec le MDI, et participé à la naissance des Jeunesses Kémi Séba. Lesquelles sont très virulentes : « Aujourd'hui, Jeunesse Kémi Séba, n'ayons pas peur des mots, c'est la jeunesse (…) qui veut prendre les armes pour abattre radicalement le système, qui veut prendre les armes pour éradiquer une bonne fois pour toutes le sionisme », explique ainsi sa porte-parole dans une vidéo.
Toujours dans cette logique, l'ancien leader de la Tribu Ka a annoncé, pendant l'été, sa conversion à l'islam. « C'est un autre tournant tactique dans la mesure où, jusque-là, il avait pointé la responsabilité du Coran et de la Bible dans l'esclavagisme », indique la même source policière qui y voit le signe d'une volonté d'élargir son audience. Récemment encore, Kémi Séba s'est rendu au centre Zahra, une structure chiite iranienne située près de Dunkerque. Il clame aussi son admiration pour le Hamas et le Hezbollah. Ce qu'il répète volontiers dans ses déplacements : « On a besoin d'un peu plus de Hamas et de Hezbollah ici (…). On a besoin de mouvements d'insurrection ici », déclarait-il, en août, devant une poignée de jeunes d'un quartier de Montargis sur fond de musique rap réclamant ‘'l'Afrique aux Africains’'.
« Le point commun de tous les groupes autour de lui, c'est ce qu'ils présentent comme de l''antisionisme' mais qui comporte en réalité tous les ingrédients de l'antisémitisme », souligne-t-on de source policière. Une première action symbolique doit ainsi avoir lieu le 27 septembre à Paris pour dénoncer ‘'le mal du sionisme’' à l'occasion de la ‘'journée de Jérusalem’'. « C'est une journée imaginée par Khomeiny en 1979 pour demander la 'libération' de Jérusalem. Ces manifestations existent dans tout le monde arabe et ont déjà eu un certain succès à Londres et Berlin, où on a compté plusieurs milliers de personnes », note Jean-Yves Camus. La police n'attend, toutefois, pas plus d'une centaine de manifestants.
A moyen terme, Kémi Séba entend jouer la stratégie du 'martyr'. « Nos meilleurs meetings, ce sont nos procès », affirme-t-il, en soulignant qu'il n'a jamais été condamné pour des faits de violence mais uniquement pour ce qu'il appelle du ‘'délit d'opinion’' (provocation à la haine raciale, propos antisémites, outrages, etc.). Le 3 octobre, la justice doit examiner l'appel déposé pour sa condamnation à deux mois de prison ferme pour reconstitution de ligue dissoute après l'interdiction de la Tribu Ka. Le 7 octobre, le tribunal correctionnel de Paris doit prononcer sa décision sur une affaire de diffamation raciale pour laquelle le parquet a requis un mois de prison ferme. « Les procès sont la preuve, pour la rue, pour les nôtres, qu'on s'attaque au système. Plus ils nous attaquent, mieux c'est » rétorque Kémi Séba.
L'impact de ces discours dans les quartiers reste évidemment difficile à mesurer. Mais cette stratégie est jugée inquiétante par les services de renseignement. « Aujourd'hui, nos inquiétudes vont vers l'islam radical. Mais, il est probable qu'une fois l'effet de mode passé, d'autres formes d'extrémisme prendront le relais. Notamment des mouvements communautaristes dirigés contre la société et le 'système’ », note un haut responsable policier en qualifiant le mouvement de Kémi Séba de '’dangereux'’.
Luc Bronner, LE MONDE.
Article paru dans l'édition du 24.09.08