La France est encore habitée par le syndrome algérien. En outre, elle a un grand besoin de main-d’œuvre non qualifiée, dans des postes que les jeunes français ne suffisent pas à occuper. Eux aussi ont payé un lourd tribut dans les guerres coloniales, et la main-d’œuvre fournie par les pays du Maghreb est retournée construire les pays nouvellement souverains.
L’Etat français, par le truchement de Michel Debré, en créant le Bureau des Migration des DOM en 1963, entend bien faire d’une pierre deux coups : vider la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et la Réunion de leurs forces vives, potentiellement dangereuses et combler en France, dans la Métropole, le déficit en main d’œuvre non qualifiée.
Il s’agira donc d’un exode massif et systémique, qui jouera sur le désir de la jeunesse d’aller vers un Eldorado. Un « Far-East » à découvrir et conquérir. Mais il n’y a là nulle générosité : on se soucie de l’avenir d’un peuple comme de sa dernière merde, quand on pratique une telle saignée pendant près de vingt ans. L’intention coloniale est encore plus nette quant, parallèlement, on charge des officines de faire de la pub auprès des français pour qu’il aillent s’installer aux Antilles. « Génocide par substitution » dira Aimé Césaire.
Sur ce fond d’histoire racontée, mais souvent devinée, se déroule le film documentaire. D’anciens « déportés » se confient: deux couples de retraités revenus s’installer au pays du cœur, celui de la naissance, de l’enfance et de la jeunesse ; et des familles installées là-bas, en banlieue dont les enfants, nés là-bas, parlent du « bled » lointain en exprimant toute une gamme de sentiment : distance, nostalgie ou refus de retourner vivre dans ce pays inconnu. Les plus vieux ont une pudeur qui nous épargne les drames. Ils nous laissent les deviner. On ne verra pas les nombreuses filles qui ont sombré dans la misère et la prostitution, ni les autres femmes et hommes dont la vie sont un échec. Le film évite, à tort ou à raison, ce qui pourrait nous enfermer dans le piège de l’apitoiement. L’humour couvre parfois de terribles lieux communs. Mais on se fourvoierait en se contentant de l’image de relative réussite que peuvent donner les principaux témoins. Ils en ont gros sur le cœur, et ça se voit.
Pas de morts, pas de blessés, de beaux visages empreints de sagesse. Des danses, des chants. Le pays et dans le cœur, mais comment va le cœur, dans ce pays qui n’ose encore dire son option véritable pour l’avenir : intégration ou séparation ? Nombreux sont ces anciens jeunes qui ne sont pas revenus. Et leurs enfants sont de jeunes français blacks. Ils slament des mots de feu, des phrases douces-amères qui disent que leur avenir est dans leur ici, qui est notre ailleurs, loin de leur ailleurs, qui est notre ici. Et il va bien falloir qu’on se parle en frères par-dessus l’océan et qu’on agisse ensemble.
Il s’agira peut-être de reconstruire un pays à partir du nôtre, plus grand, plus large, qui de Basse-Terre – Pointe-à-Pitre, à Paris ou Lyon, ré-unit, regroupe, intègre toutes ces petites différences créées par notre histoire malheureuse dans une grande ressemblance triomphante, qui ne s’appellera plus la France. Nous ne haïrons pas la France, mais en serions séparés.
Ce film doit être salué comme étant le premier passant en salle de cinéma qui parle de cette partie de notre histoire. Il faut aller le voir en famille, les plus vieux complèteront l’histoire pour les plus jeunes. Les rares faiblesses de l’œuvre en sont pardonnées, puisque ce n’est que le début d’autres aventures cinématographiques. Et le début de palabres de nègres qui, dit-on, n’ont pas de fin.
Frantz Succab