Francis Affergan, anthropologue français, spécialiste de la Martinique et des cultures créoles, nous propose sa grille de lecture des événements qui secouent la Martinique aujourd’hui autour du chlordécone.
Francis Affergan a enseigné la philosophie au lycée Schoelcher dans les années 1970 avant de devenir professeur d’anthropologie à La Sorbonne et conférencier invité à l’Université de Princeton (New-Jersey, U.S.A.). Il a publié entre autres, Martinique : les identités remarquables. Anthropologie d’un terrain revisité (Paris, PUF, 2006), et Le moment critique de l’anthropologie (Paris, Hermann, 2012)
Avertissement : Cette interview n’a pas été publiée sur la version papier de France-Antilles, ni sur son site internet mais sur le blog du journaliste FXG. Vous découvrirez les raisons de cette censure en lisant cet entretien…
Depuis un an environ, la Martinique est le théâtre d’actions d’une catégorie de la jeunesse qui manifeste devant les supermarchés du groupe GBH. Comment comprenez-vous cela ?
Il y a eu un élément déclencheur, le chlordécone, et à travers lui s’est posée la question du pouvoir. La question du pouvoir et de la souveraineté est traversée par la présence des békés.
Je ne crois pas que les jeunes d’aujourd’hui cherchent à se libérer de quelque chose, sauf des békés, sauf du problème qui n’est qu’un symptôme, le chlordécone, comme un exemplaire générique de ce à quoi on est soumis. Comment peut-on empoisonner un peuple en toute impunité ? C’est la question que pose le chlordécone : un peuple dont la considération de son identité par les pouvoirs publics fait défaut.
Cela pose la question du respect, mais également de la justice comme traduction juridique et morale du problème de l’égalité et de l’équité en Martinique — y en a-t-il deux, trois ? « Qui sommes-nous vraiment, demandent ces jeunes, pour être traités comme çà ? » alors que ce sont des citoyens comme les autres. Le « qui » renvoie à mes yeux à la question essentielle, le thème de l’identité.
Vous avez publié en 2006, un ouvrage consacré à la Martinique, Les identités remarquables. On sait ce que ce concept veut dire en mathématiques, mais en anthropologie, comment le cerner ?
La question de l’identité ne se pose pas en Martinique de la même manière qu’en France, ni même dans les minorités aux Etats-Unis. Je pourrais la poser comme Fanon l’a fait en parlant d’aliénation, mais je préfère parler d’auto-domination ou de domination consentie, car le terme d’aliénation est trop connoté par différentes idéologies.
Toutes les occasions historiques depuis l’abolition de l’esclavage pour poser sereinement la question de la souveraineté ont été ratées. 1848, raté car ça aurait pu donner une explosion populaire qui aurait posé la question de la souveraineté. 1946, ratage de la part de Césaire, ce n’était ni le premier, ni le seul. Et puis il y a eu 1981 qui aurait pu être une occasion rêvée pour, non pas résoudre, mais poser correctement cette question de souveraineté, c’est-à-dire celle du pouvoir légitime. Césaire manque cette occasion alors que Mitterrand lui ouvre l’histoire… Sans doute à cause de son amour trop contrarié pour la France et les Français. Toutes les occasions ont été manquées.
Et qui se sont souvent terminées par des émeutes sanglantes… Aujourd’hui ce qu’il importe de savoir c’est comment le jeune Martiniquais intériorise l’image que les békés et les Français de France se font de lui. Réponse : fort mal, douloureusement, pathologiquement d’où le terme « remarquables » que j’ai accolé. Ce n’est pas une identité tranquille, pas du tout, mais ce n’est pas non plus une identité de guerre. Ce que je veux dire avec les identités remarquables, c’est que ce sont des identités que l’on ne peut réduire à la question de l’identité traditionnelle que l’anthropologie se pose depuis qu’elle existe.
J’ai trouvé en Martinique, un pays, une société, une culture qui posent la question de l’identité de manière incroyablement diluée, perverse, biaisée par des moments de traverse où vous avez énormément de mal à répondre à la question. D’autant plus qu’il y a deux sources de questionnement : moi qui me pose la question sur moi, les autres qui posent la question sur moi et le reflet en retour.
Ça fait trois « qui », donc il faut répondre trois fois ! C’est ça qu’on appelle pour aller vite cette espèce de stade du miroir, mais déformant. Je me regarde, j’essaie de voir dans le miroir qui je suis et à chaque fois j’ai une autre image de moi. C’est ça, cette aliénation dont parlait Fanon : j’ai un autre moi en moi que je ne connais pas et que parfois je hais, que parfois j’aime. Je le porte en moi ! Voilà pourquoi j’ai appelé ça « remarquable ». L’identité en abîme abyssal en quelque sorte.
Vous soulignez l’absence de toute idéologie dans cette jeunesse…
Cette jeunesse pose la question du politique de manière apolitique. Il n’y a plus d’idéologie. Ce qui est nouveau, c’est l’abandon des « ismes ». Un jeune qui a 18 ou 20 ans ne veut plus être soumis à des idéologies qui l’enferment, l’englobent, même si on lui dit que c’est pour son bien. Son bien, il veut le faire lui-même. C’est pourquoi depuis la mort de Césaire et Glissant, il y a un vide intellectuel.
Voulez-vous dire que c’est aussi la fin du césairisme ?
Non seulement la fin du césairisme, mais je crois aussi la fin du glissantisme.
Mais Glissant pose la question de l’identité plurielle, composite ?
Glissant a posé la question de manière confuse. Pourquoi la théorie du rhizome, concept emprunté à Deleuze, nous libèrerait mieux et plus que l’autre conception de l’identité qu’on possédait auparavant, c’est-à-dire une racine et une seule ?
Avec le rhizome, vous en avez trois, dix, mille ! Avec autant de racines rhizomiques flottantes, ne va-t-on pas bloquer la réponse au « qui » ? Glissant dit qu’on se libèrera le jour où l’on aura compris qu’on n’a pas qu’une seule origine et qu’il faut lutter pour conserver la multiplicité de nos origines. Or rien ne nous garantit que la conception rhizomique de l’identité nous libèrera.
Le 22 mai, ce sont ces images de jeunes femmes qui renversent la statue de Schoelcher et l’apparition d’un groupe qui s’appelle Action, Réaction…
C’est le passage à l’acte. Schoelcher libère et il ne libère pas, il écrit des statuts sur l’abolition et en même temps il dit qu’il faut indemniser les maîtres. C’est cette ambigüité et cette duperie qui sont ainsi condamnées. Ce n’est pas une statue de béké, mais à leurs yeux, elle est liée aux békés. Ils s’en prennent à Schoelcher parce que c’est un « traitre ».
Il a pris en main son destin de « Blanc » (vocabulaire coloriste que je n’assume évidemment pas), celui d’avoir le pouvoir et de réprimer. Ces jeunes considèrent que même l’histoire soi-disant libératrice les a trahis ! D’où l’énervement sur sa tête… Le schoelchérisme est à leurs yeux une idéologie lâche. Je précise que mon analyse ne vise pas à cautionner quoi que ce soit, et surtout pas le déboulonnage des statues, mais à tenter d’expliquer et de comprendre le plus objectivement possible.
Ce mouvement est apparu en même temps que le morceau de Neg Lyrical, « Brilé Békéland » qu’on a entendu dans certains de ces rassemblements. Qu’en pensez-vous ?
Ils n’ont peur ni de la mort, ni des békés, ni de la France contrairement à la jeunesse d’il y a 40 ou 50 ans. La question de l’assimilation ne se pose plus comme avant. Aujourd’hui, les jeunes sont indifférents, mais ils posent malgré tout la question de savoir qui décide ici (où l’on retrouve le sens de cette identité démultipliée).
Ces jeunes, en agissant ainsi, disent qu’en Martinique, culturellement, ils ont pris le pouvoir. Economiquement, les békés sont bien les dominants, mais culturellement, ils ne le sont pas. Culturellement, le peuple martiniquais a pris le pouvoir. Et ce d’autant plus que le terme, tant utilisé aujourd’hui à tort et à travers, de « domination » est très relatif et dépend du contexte et de ceux qui l’utilisent. Détenir les terres est une forme de domination, mais jouer du tambour ou parier au pitt aussi.
Ces personnes se filment à l’action et semblent ne pas redouter la justice, comment expliquez-vous cela ?
Ils veulent être devant la justice pour s’expliquer car, enfin, ils auront une tribune. Autrement, où est la tribune d’où ils pourront dire que cette affaire de plainte pour empoisonnement dure depuis quinze ans ? Pour dire qu’ils se sentent humiliés, qu’ils déplorent des morts et des malades et surtout protester de ne pas avoir été écoutés. Alors, pour que la justice les entende, ils commettent un acte illégal. Ils veulent un procès, ils veulent parler devant les juges, devant la France. Sinon, on ne verrait pas autant de jeunes devant le palais de justice à chaque fois qu’il y a un procès ! Ils sont nombreux et n’hésitent pas à affronter les forces de l’ordre. Il y a du sang. C’est très intéressant le symbole du sang parce que les gardes mobiles montrent leur obsession du sang qu’il faut absolument nettoyer… Par ce geste, qu’on a vu sur les réseaux sociaux, la police montre qu’il y a quelque chose à nettoyer, à assainir peut-être. Quoi ? Telle est la question.
C’est le syndrome de décembre 1959 ?
Et de février 1974 avec l’affaire Ilmany à Basse-Pointe… On a tiré sur les manifestants comme à la chasse. Choses que l’on ne fait plus depuis. Cependant l’institution judiciaire dépayse toujours les procès pour n’avoir personne dans la rue… On a vu cette image extraordinaire du point de vue culturel du garde mobile qui casse le tambour… En est-il conscient ? Je n’en sais rien, mais il casse le tambour en mille morceaux avec un acharnement inouï… Qu’est-il en train de casser ? L’identité de la Martinique, ou ce qu’il croit être l’identité de la Martinique ? Sa culture ? Son existence historique même ?
Revenons à la question du pouvoir. Quelle est la revendication de ces jeunes ?
C’est une question de souveraineté légitime. Que peut-on faire chez nous pour nous ? Les décisions peuvent-elles être prises de manière autonome ? Nous qui avons décidé de poursuivre en justice dans le dossier du chlordécone, peut-on se poser la question de savoir pourquoi on agit pour nous ? Pourquoi d’autres agissent pour nous ? C’est non seulement la question de la délégation qui est posée, mais aussi et surtout, la question de l’auteur du processus qui aboutit à poser le problème de la souveraineté. Dans le même temps où ces jeunes demandent des comptes à la justice, ils lui dénient en quelque sorte la capacité de parler pour eux.
Pourquoi dîtes-vous que le chlorecécone est un symptôme ?
C’est un symptôme et un emblème. Cette affaire révèle que du point de vue du droit naturel et du droit positif, les Martiniquais ne sont pas encore des citoyens à part entière. La vie est un droit de nature, une créance imprescriptible dans le droit positif. Quand le chlordécone arrive, il intervient dans la négation du premier de nos droits, la vie. Et la France n’a pas l’air de vouloir traiter le problème même si le président de la République a reconnu la responsabilité de l’Etat. Or, si on compare avec les grands scandales, le sang contaminé, l’amiante, la vache folle… Tous ont eu droit à un procès, au moins à une enquête à charge et à décharge par un juge d’instruction. Certains ont été condamnés, pas tous, mais là depuis quatorze ans, il y a bien une instruction, mais elle n’avance pas! Et que disent les jeunes ? « Nous sommes privés du premier droit de tous les droits de l’Homme, le droit à la vie et à la santé. » Le chlordécone est la plus grande humiliation subie par les Martiniquais depuis l’esclavage, parce qu’il est sinueux et à bas bruit, et ne relève pas du coup de tonnerre brutal. L’énervement vient de là et du jeu pervers qui se joue entre les békés et le pouvoir, quelle que soit l’orientation politique de ce dernier.
Propos recueillis par FXG – http://www.fxgpariscaraibe.com/