« Le préjugé de race aux Antilles », l’ouvrage de G.Souquet-Basiège vient d’être réédité. Préfacé par Germinal Pinalie, il est paru aux éd. Idem, en livre de poche. Il est disponible dans les librairies en Martinique.
Paris, 2016 Mars 15,90 € – 764 pages —Format 110 X 180 mm
La préface de Germinal Pinalie
« Ce livre de G. Souquet-Basiège, dont l’histoire a égaré le prénom, est un assemblage un peu baroque d’une multiplicité d’entreprises. Le poids de l’ouvrage trahit la volonté de son auteur de tout dire d’une situation complexe. Tour à tour étude historique, chronique judiciaire, enquête sociologique, gazette mondaine et plaidoyer politique, le volume est d’abord un document précieux parce que rare, par-delà toutes ses caractéristiques étranges et ses défauts. Nous n’avons que très peu d’études de ce type sur la société antillaise écrites dans la période suivant immédiatement l’abolition de l’esclavage de 1848, et retraçant la mise en place des structures démocratiques de la IIIème République. Subjectif, politiquement situé, parfois franchement biaisé, le point de vue de G. Souquet-Basiège n’en est pas moins placé en intériorité par rapport à son sujet, et mérite d’être envisagé comme tel.
L’auteur est un « blanc » puisqu’il l’écrit ainsi sans majuscule, ou en tout cas se pose comme tel, et décrit la société antillaise comme divisée en « blancs », « noirs » et « gens de sang-mêlé ». Il évoque lui-même assez précisément l’arrivée de travailleurs agricoles recrutés en Inde et d’autres individus venus de toutes sortes de possessions et comptoirs français. Même si son analyse est structurée par le racisme qui organise encore la société post-esclavagiste, l’auteur veut prouver que les tensions internes à « sa » société ne sont pas d’abord raciales mais sociales ou politiques. Qu’il y parvienne ou non est une autre affaire, mais cette donnée de départ suscite la curiosité. En comparant la Martinique de la fin du XIXème siècle à la France métropolitaine ravagée par la guerre civile et les luttes de classes, G. Souquet-Basiège nous fournit la grille de lecture qui permet d’utiliser son livre comme un document, il nous donne la clé de compréhension à même de percer la couche idéologique « raciale ».
Ce livre est raciste, au sens où il s’appuie au moins en partie sur des distinctions entre les humains fondées sur des différences phénotypiques douteuses (y compris pour l’auteur !), dans un univers relativement clos où toutes sortes de mélanges ont eu lieu, par amour ou par intérêt, souvent par le viol et parfois par les trois à la fois. Le « préjugé de race » qui donne son titre à l’ouvrage, et que l’auteur voudrait dénoncer sans arriver vraiment à s’en débarrasser lui-même, est bien ce qui forme le complexe antillais, précisément en tant qu’il est universel. Les « races » y apparaissent visiblement – pour l’observateur extérieur – comme des constructions sociales historiquement déterminées, liées entre elles par des rapports de domination et d’exploitation évolutifs dans lesquels elles s’engendrent les unes les autres, et pourtant elles sont vues et vécues par les acteurs, et par l’auteur au premier chef, comme des réalités essentielles des individus.
- Souquet-Basiège n’est pas un penseur progressiste, encore moins marxiste, ce serait bien plutôt l’apôtre d’un genre de réconciliation chrétienne, de concorde tiède où possédants et dépossédés se respectent en « égaux ». Mais tout son livre est traversé par cette tension entre une analyse en termes de « races » et une histoire des luttes de classes – et c’est bien lui qui emploie ce mot de « classes ». Et c’est là tout l’intérêt de ce document : c’est une chronique de la décomposition des vieilles évidences raciales de l’esclavage, confrontées à la « dure loi du paiement au comptant », au développement d’un capitalisme qui a besoin du remplacement des structures féodales voire barbares de l’esclavage par de nouvelles répartitions du savoir et du pouvoir. G. Souquet-Basiège est le témoin de la montée en puissance de la classe de « gens de sang-mêlés », de ces mulâtres enfin totalement libres en droit. Ils sont en pleine ascension économique et politique dans ce nouveau monde qui va avoir besoin d’intermédiaires, de marchands, de médecins, d’administrateurs, de conseillers municipaux et d’instituteurs pour organiser de nouveaux rapports de classes et d’exploitation. Ce témoignage est écrit précisément au moment où les choses commencent de basculer et où s’inventent, parfois dans des oppositions brutales, comme par exemple autour de la laïcisation et de l’extension de l’éducation, les formes de la société antillaise moderne. Notre témoin a peur de ces « gens de sang-mêlés » dont le nom est moins celui d’une « race » (laquelle d’ailleurs ?) que celui d’une classe, et il a raison. La suite a montré que c’est précisément dans l’intégration et la répartition toujours fragile, mais durable du pouvoir économique et politique que se trouvait la solution pour les nouvelles classes dominantes des Antilles. Ce livre nous donne à voir en détail que ce consensus n’allait pas de soi au départ, que ces constructions édifiées en fonction des déterminations économiques ne sont jamais purement et simplement dictées par l’économie, mais demandent aux humains une inventivité incroyable, qui donne à la politique et donc à l’histoire, un côté souvent baroque. Ce baroque dont nous parlions, parfois pénible, se retrouve dans cette longue « étude historique », qui a au moins le mérite de nous fournir un tableau vivant de cette période matricielle. »
Germinal Pinalie, Paris, octobre 2015.