par Jean Bernabé
Relancer la créativité linguistique créole est possible à la condition, il faut y insister, que cet effort s’inscrive dans une dynamique collective. Les raisons de croire à cette possibilités sont confortées par l’existence d’une richesse inexploitée parce que méconnue de potentialités du créole. Les mécanismes qui génèrent la productivité de cette langue sont opaques au créolophone de base, mais leur divulgation et leur appropriation peuvent et doivent s’inscrire dans une visée citoyenne en rupture d’avec les conceptions et pratiques politiques en vigueur à ce jour dans notre pays.
Langue structurellement et typologiquement très différente du français, la langue créole en est lexicalement héritière, car son vocabulaire provient en grande partie des dialectes de l’Ouest de la France. Pourvoyeuse très largement majoritaire du vocabulaire créole dès l’origine (au XVIIème siècle), la langue française, au cours des siècles qui ont suivi et jusqu’à ce jour, n’a pas cessé de jouer ce rôle, à des degrés divers selon les individus ou les couches sociales. Ce phénomène m’a permis de dire précédemment que tout mot français est potentiellement créole, l’inverse n’étant pas vrai : tout mot créole n’est pas amené à appartenir au français standard (celui que l’on trouve dans les dictionnaires et que l’on doit distinguer du français régional, dans lequel la frontière entre les deux langues est inexistante). On peut en effet compter sur les doigts d’une main les mots comme « mòn » (colline) ou encore « zonbi » (diable) qui ont été intégrés au français standard. On comprend pourquoi le fait de parler créole en truffant son discours de mots français est chose courante. Il n’est pas question de porter un jugement de valeur sur une telle pratique, l’une des fonctions essentielles du langage étant d’assurer la communication entre les humains. Cela dit, il n’est pas non plus interdit de se poser la question du degré d’autonomie du créole par rapport au français.
Le degré de créolisation
Le degré de créolisation du vocabulaire français concerne aussi bien la phonétique que le sens des mots. Au plan du sens, si on considère un mot créole comme « lestonmak », on constate qu’il signifie non pas comme en français « estomac », mais « poitrine ». Il est clair en effet que « fè lestonm anlè an moun » ne signifie pas « gonfler son estomac » (ce qui serait proprement burlesque !), mais « gonfler sa poitrine », pour chercher à s’imposer à quelqu’un. Dans le processus de créolisation, le sens français du mot s’est de toute évidence modifié. Voyons maintenant au plan phonétique le degré de modification d’étymons français. Ce degré peut être nul, comme par exemple dans les mots « siel » (français : « ciel ») ou encore « soley » (français : « soleil »), qui se prononcent de la même manière dans les deux langues, même si la graphie en est différente. A cet égard, notons que la différence de système graphique alimente bien souvent l’impression chez les créolophones que les mots créoles qu’ils écrivent sont très différents des mots français correspondants, au motif que leur graphie diverge. Il convient d’éviter ce piège, l’écriture n’étant qu’un habillement de la langue. Cela dit, un degré plus élevé de modification peut être perçu de façon tout à fait évidente dans de nombreux mots. A titre d’exemple, citons l’adjectif « agoulou » (signifiant en français « vorace ») qui a pour origine étymologique le terme français « goulu ».
Eviter les simplifications abusives sur les processus de créolisation
Grâce au progrès de l’instruction publique, les créolophones acquièrent une connaissance de plus en plus approfondie du français, ce qui amenuise de plus en plus la différence entre nos deux langues, en ce qui concerne la phonétique et le sens. Les processus de créolisation sont, de ce point de vue, forcément moins opérants. Cela dit, il faut éviter toute simplification abusive et se garder de réduire à ces seuls mécanismes le phénomène complexe de créolisation. Ce dernier ne se mesure pas seulement à la distance existant entre « le mot-origine » français et « le mot-sortie » créole. Autrement dit, la langue créole, même si elle atteste une certaine dépendance lexicale par rapport au français, comporte une certaine capacité structurelle de créativité, même si cette dernière est de plus en plus méconnue. S’il, est vrai que le travail des paléontologues ne nous a pas encore appris comment sont nées les premières langues parlées par Homo Sapiens, en revanche, pour ce qui est des temps historiques, une chose est sûre : toutes les langues sont, d’une manière ou d’une autre, des héritières et la question qui se pose est de savoir comment est géré l’héritage.
Une gestion par parasitage
Les créolophones ont globalement de cet héritage une gestion qui, pour des raisons indépendantes de leur volonté, les conduit de plus en plus à abolir toute créativité et à parasiter, au travers du phénomène dit de décréolisation, la langue française. Même si cette dernière participe pleinement de notre personnalité culturelle, il n’y a pas de raisons pour que nous l’utilisions comme un instrument au service de la production d’un créole apparemment condamné à être de plus en plus tjòlòlò ! Notre épanouissement en tant que locuteurs ne pourra que gagner au développement de notre créativité dans chacune de nos deux langues, sans que pour autant nous cherchions à opposer ces dernières ou à empêcher leur mutuelle fécondation. De cette fertilité, la langue des auteurs du mouvement de la Créolité porte magnifiquement témoignage. Donc, fécondation, oui, mais parasitisme, non ! Certes, mais prononcer un slogan aussi catégorique, n’est-ce pas en fait proclamer un vœu pieux ? Espérons que non ! Il nous importe alors de chercher les moyens de la réalisation d’un tel voeu.A cet égard,l’exemple du réseau lexical dans lequel se situe un mot tel que, par exemple, « agoulou » pourra nous donner la mesure des structures créatives, hélas méconnues, du créole.
Prochain article :
6) Le réseau lexical du terme « agoulou » comme exemple des potentialités d’une (ré)appropriation possible du créole