Par Jean Bernabé.
La créativité linguistique n’est pas sans relation avec les autres domaines de la réalité. A travers le mode de gestion du rapport à nos deux langues pourra se mesurer l’aptitude des Martiniquais à « faire peuple ». Une nouvelle occasion de rappeler que la réalité d’un peuple peut et doit être saisie dans une démarche concrète et réaliste et non pas à travers un discours incantatoire qui ne mobilise que les adeptes du passionnel, de l’irrationnel, voire du fétichisme.
La nécessité d’un ancrage linguistique fort dans nos deux langues
Même si notre créolophonie semble menacée, notre ancrage collectif dans le français n’est exempt de problèmes. L’enseignement des langues vivantes étrangères au sein de la République Française a toujours pâti de carences imputables à l’époque où la grande langue de communication internationale était non pas l’anglais mais le français. Les gouvernements successifs de la France ont toujours eu du mal à se résoudre à prendre acte de cette mutation dans l’hégémonie linguistique au plan mondial. Ce comportement est lourd de conséquences sur la pédagogie des langues dans la Métropole, avec des effets multipliés dans les territoires dits ultramarins. Comme ces derniers pays sont, de surcroît, affectés par l’absence d’un solide ancrage linguistique tant dans le français que dans le créole, cette situation ne peut qu’obérer l’indispensable accès des populations concernées (notamment celles de notre aire américano-caraïbe) à un véritable plurilinguisme. L’indispensable maîtrise des langues étrangères ne peut en effet s’installer que de façon aventureuse si le terreau de nos deux langues co-maternelles reste fragile.
La construction d’une norme créole
Le créole n’est pas encore pourvu d’une norme qui soit observée par l’ensemble de notre communauté linguistique, sa boussole étant la langue française. La pratique de ces créolophones de la médiasphère, professionnels ou amateurs, suggère en arrière-plan de la problématique du vocabulaire, l’idée du délabrement de la langue créole dans sa version médiatique, reflet amplifié de son usage ordinaire. Outre les contraintes et servitudes liées aux problèmes posés par le vocabulaire, les journalistes et animateurs audiovisuels, à quelques notables exceptions près, bafouent quotidiennement les règles phonétiques et syntaxiques de base du créole. On ne saurait leur en tenir rigueur, compte tenu de la situation psychosociale dans laquelle opère l’énonciation en langue créole.
Responsabilité ou culpabilité ?
La solution de facilité n’est pas forcément un choix, mais une contrainte. Même si les intervenants sur la scène audiovisuelle occupent une position de « phares », ils ne font qu’utiliser le créole tel qu’il est parlé par la grande masse des locuteurs, dont ils doivent éviter de se couper. Parler au peuple dans le registre de la langue du peuple n’est pas en soi chose infamante ! Surtout quand le projet contenu dans certaines émissions interactives est de le former, de le mobiliser. Est-il préférable alors de recourir au français pour atteindre un tel objectif, en laissant de côté le créole au motif de son inaptitude actuelle à assurer une communication dans le cadre de thématiques assez intellectuelles au développement desquelles il est indispensable que les masses participent ? Certes, non ! D’un autre côté, on ne peut oublier que les médias ont une responsabilité, qui, liée précisément à leur fonction sociale, doit également les placer en avant-garde et faire en sorte qu’ils montrent la voie à suivre. Si la médiasphère doit se sentir en responsabilité, elle n’est pas pour autant coupable, faute de disposer, à l’instar de tout un chacun, des moyens requis pour accomplir la mission qui lui incombe. Alors, que faire ? Rude paradoxe et cruelle contradiction, qui demeureront tels, si rien n’est fait pour pallier cette situation !
Créativité et blocage
Nous devons assumer notre créolophonie et notre francophonie sans que l’une soit mise à mal par l’autre ! La sensibilisation des médias à une certaine déontologie langagière devrait pouvoir garantir un certain respect de ces règles minimales. On peut, à cet égard, regretter que les grammaires du créole, dans lesquelles sont décrites ces règles, soient peu ou pas consultées.
Les Francophones n’hésitent pas à utiliser les ressources de leur langue pour créer des mots : j’ai déjà entendu sur les ondes des mots comme « mannequinat » (métier de mannequin) « réseauter » (mettre en réseau) « génériquer » des médicaments, etc. Certains de ces mots sont intégrés au dictionnaire, d’autres non, mais qu’importe ? Ils sont inscrits dans la dynamique du développement de la langue française. L’essentiel est que l’intercompréhension est toujours au rendez-vous au sein de la communauté linguistique. Alors, pourquoi les créolophones, eux, sont-ils si frileux ? Pourquoi, à partir d’un mot donné se refusent-ils à produire des mots dérivés, à l’instar des locuteurs des autres langues ? Prenons, par exemple, le mot « tréka », terme utilisé dans le bâtiment et que m’a opportunément suggéré Robert Saë pour traduire le mot français « structure ». Il est un fait que les noms créoles se terminant par le son « a » peuvent servir de base à la construction de verbes avec un suffixe « ré » ou un suffixe « sé ». Ainsi, on obtient à partir de « kwa » (français : croix ) le mot « kwaré » (fr : faire un croix dans une case sur un feuille de papier) ; à partir de « bwa » (français : bras), on a « bwaré » (réunir par les bras) ; à partir de « pikwa » ( fr : pic, piquoir), on a le verbe « pikwasé ». Pourquoi, à partir de « tréka », ne pourrait-on pas construire le verbe « trékasé », qui signifierait « structurer » ? A partir du verbe « structurer », le français produit le nom « structuration ». Demander à un créolophone d’en arriver à ce niveau s’apparente à un intenable défi, voire à un scandale ! Pourtant il s’agit là de néologismes (ou mots nouveaux) qui manifestent la vitalité de la langue. D’ailleurs, si la communauté linguistique parvient à se mobiliser pour se montrer actrice de cette démarche créative, l’intercompréhension sera au rendez-vous et le résultat de cette créativité ne débouchera pas sur un jargon (ou, si l’on préfère : un « créole-dragon »). Oui, mais à la condition expresse que les créations produites se fassent dans les règles permises par la structure de la langue et non selon la fantaisie de chacun. Encore faut-il les connaître, ces règles !
Les raisons du blocage
Ce comportement frileux comporte une explication majeure : il tient au fait que tout mot français est potentiellement créole (l’inverse n’étant pas vrai). Cela constitue un obstacle à la créativité et, par là même, une solution de facilité. En effet, le locuteur créolophone n’éprouve pas le besoin de développer une créativité créole spécifique, puisqu’il lui suffit de récupérer des segments de français et de les utiliser en les adaptant plus ou moins à la phonétique du créole. La phonétique et le vocabulaire ne sont pas les seuls domaines affectés, la syntaxe aussi est touchée. Par exemple, alors que l’absence de passif avec complément d’agent caractérise le créole, on assiste de plus en plus à un calque du passif français sur le créole produisant des énoncés comme : la pawol ké pri pa présidan-an (français : la parole sera prise par le président) ou encore : liv-tala fett pa mwen (ce livre a été écrit par moi).
Ce processus de francisation, qui fonctionne à des degrés divers à la Guadeloupe, en Guyane et à la Martinique a son symétrique à la Dominique et à Sainte-Lucie, sous les espèces de l’anglicisation. Ces phénomènes ne peuvent qu’obérer à terme la communication en créole entre les franco-créolophones et les anglo-créolophones, puisque les créoles en question se rapprochent de plus en plus du français et de l’anglais. Cela dit, une meilleure connaissance de l’anglais et du français par l’ensemble des Caribéens est de nature à contrecarrer ces conséquences.
Une autre explication de ce blocage consiste en la méconnaissance des mécanismes propres au fonctionnement du créole. Méconnaissance très compréhensible, la recherche en la matière n’ayant pas encore été mise à la portée des intéressés. Une telle remarque situe précisément le fossé existant entre les locuteurs créolophones et leur langue. Les conditions d’élaboration, de transmission et de « scolarisation » des langues créoles ne sont pas pour rien dans ce phénomène. Elles ont néanmoins le mérite de nous rappeler les tragédies historiques à travers lesquels nos peuples ont été façonnés. Plus que jamais le rassemblement solidaire s’impose pour y remédier. Et probablement pas à la seule échelle martiniquaise !
Prochain article :
VIII. Les modalités d’une action refondatrice selon l’esprit kolétetkolézépol