Par Steve Gadet alias Fola.
Le 16 juillet 2020, un volcan est entré en éruption en Martinique. Il n’a craché ni lave, ni feu mais a déversé un vomi raciste. L’éruption a eu lieu devant le commissariat de Fort-de-France. Kéziah Nuissier, dont le nom est devenu un symbole, a été interpellé. Jusqu’ici, c’est une histoire connue depuis bien trop longtemps dans notre pays. Vous l’avez interpellé mais, comme si ce n’était pas suffisant, on vous a vus sur une vidéo le malmener alors que des témoins vous hurlaient de vous calmer, alors qu’il était menotté au sol.
Le 16 juillet 2020, l’un d’entre vous, gendarmes français blancs, a traité un militant noir de « sale nègre » en Martinique.
Il faut vraiment être inculte ou enragé pour sortir de telles énormités ici. En 2020, vous êtes sortis des entrailles de votre grosse France, venus en petite terre de Martinique pour maintenir le désordre et traiter un homme noir de « sale nègre » dans le pays d’Aimé Césaire. Des Nè- gres, nous le sommes. Il n’y a aucun problème ni complexe à ce sujet. Par con- tre, qu’avec vos sales bouches de racistes, vous nous traitiez de « sales nègres » sur cette terre où vos semblables ont déjà fait tant de malpropretés, c’est là qu’il y a un gros problème.
Ceci n’est qu’un ingrédient des difficultés que j’ai avec vous. L’un des plus gros problèmes concerne les soi-disant au- torités du pays et vos responsables. Ils vous ont laissés repartir dans le ventre de votre France sans être inquiétés après tout ce que nous avons vu, sans ja- mais avoir été convoqués dans l’une de ces gendarmeries où Kéziah, lui, a été convoqué à plusieurs reprises.
Je ne sais pas si vous lirez cette lettre mais le plus important pour moi c’est que mes gens n’oublient pas, c’est que cette souffrance ne soit pas enterrée comme si rien ne s’était passé. Peut-être que vous ne le savez pas mais je veux que vous soyez conscients que certaines personnes étaient prêtes à vous faire mal dans votre chair. Certains voulaient empêcher celui qui a asséné les coups à Kéziah de repartir de la Martinique sur ses deux jambes. Il faut que vous le sachiez. Certaines personnes étaient déterminées à vous faire comprendre que si vous reveniez ici pour faire la même sale besogne, vous pourriez y laisser
des plumes. Elles voulaient vous faire passer un message à la façon dont les choses se passent en Corse, cette île où votre autorité et votre présence sont durement contestées depuis longtemps. Pourquoi ces gens voulaient le violen- ter ? Vous me demandez pourquoi ? Vraiment ? Parce que certaines fois la barbarie ne comprend qu’un seul langage. Parce que la colère se transforme en haine aussi certains jours. Parce que ces images et les cris de Kéziah ont révolté une partie de mon peuple qui ne supportait pas l’idée que vous soyez en bonne santé après tout ça. Ces révoltés refusent de cultiver l’impuissance et le fatal- isme.
La résignation n’est pas à l’ordre du jour et ils ne sont pas disposés à ac- cepter encore un autre crachat du système sur leurs figures. La colère était d’autant plus forte que les gens rassemblés devant cette gendarmerie étaient presque tous au fait de l’empoisonnement au chlordécone que Kéziah et ses camarades dénonçaient.
Mes frères, avides de vengeance, se disaient que tant que vous ne comprendrez pas que vous attaquer à nous peut vous coûter cher, vous conserverez la même attitude quand vous viendrez ici ; une attitude tirée des mamelles du colonialisme. Ces personnes voulaient injecter de la peur dans vos veines car, à ce qu’il paraît, ça vous fait réfléchir un peu. Elles en ont marre de vous voir nous faire mal dans notre chair à chaque fois qu’on ose hausser le ton face aux injustices qui existent dans notre pays. Marre de vous voir devant nous, habillés de gilet par balle, de casques, de fusils et de ma- traques, dès qu’on se met debout pour crier notre espoir en de meilleurs lendemains.
Savez-vous où vous avez mis les pieds en descendant de cet oiseau de fer ? Est-ce que vous avez lu sur la Martinique ? Avez-vous eu une formation sur la société où vous veniez maintenir le désordre ? Connaissez-vous l’histoire de la gendarmerie ici ? Est-ce que vous savez qu’on peut aisément remplacer gendarmerie par barbarie quand on se promène dans les couloirs de l’histoire de chez nous ? Savez-vous que beaucoup de mes gens ne vous voient pas comme des personnes au service de la liberté ? Ils vous voient plutôt comme des serviteurs de l’oppression. Savez-vous que vous avez posé les pieds dans le pays d’un homme qui a secoué les fondations du monde européen avec des mots, de
l’intelligence et du courage ? Est-ce que vous vous êtes rendu compte que vous êtes venus dans le pays d’un homme qui, toute sa vie, a combattu exactement ce que vous avez fait ? Sachez qu’il l’a fait d’une façon tellement puissante qu’il est devenu un apôtre de la dignité, celle des Nègres, un apôtre de la dig- nité de tout souffrant et même de ceux qui ont votre couleur de peau, un apôtre de la dignité humaine. On connaît son nom aux quatre coins du monde. Si un jour vous vous retrouvez dans une situation compliquée, dans certains pays, son simple nom peut même vous tirer d’affaires.
Son nom, sur vos lèvres, peut devenir un verre de l’amitié, un passeport. Le 16 juillet 2020, l’un d’entre vous, gendarmes français blancs, a osé traiter un enfant de son pays, dans son pays,de« filsdepute »,de« salenègre ».Illuiadit :« tun’irasplusja- mais en manif, tu vas mourir ». Pourquoi Kéziah ne devrait-il plus jamais aller en manif ? Moi, je dis que tant que les jeunes de mon pays se poseront des questions, on les laissera aller en manif, organiser des manifs et donner forme à leurs idées. Tes collègues et toi dites qu’aucune injure à caractère racial n’a été prononcée. Kéziah, lui, dit le contraire. Je choisis de le croire.
En injuriant Kéziah, ce sont toutes et tous les martiniquais.e.s, toutes et tous les guadeloupéen.e.s que vous avez injurié.e.s sur plusieurs générations. Vous avez choisi un métier à risque. C’est votre décision, pas la mienne. Vous touchez un salaire en conséquence chaque mois. Vous avez sûrement une as- surance liée à votre exposition au risque. Vous avez choisi un métier où, malgré la pression à laquelle vous avez le devoir de faire face, vous vous êtes en- gagés à respecter un code déontologique. Dans ce code, j’ai retenu une chose : quand tu te sens menacé, tu es censé utiliser une force proportionnelle au danger auquel tu fais face. Un homme menotté au sol dominé par plusieurs d’entre vous. Vous sentiez-vous menacés au point de le frapper dans ses parties intimes ? Vous sentiez-vous menacés au point de l’insulter ?
Je vous écris mais je n’ai pas l’impression de m’adresser à des êtres humains car, dans votre uniforme bleu, vous avez agi comme des machines sans cœur. Votre uniforme est sale à mes yeux. Il est plein de sang, le sang de mes gens que votre institution a tués chez moi depuis des décennies. J’écris ces mots carje n’ai toujours pas digéré votre ignominie. Je ne sais toujours pas comment rendre la colère que je ressens constructive. Comment devons-nous comprendre cette agression ? Comment interpréter cette injure et le fait que vous soyez remontés dans un avion tranquillement pour retourner dans votre pays ? Qu’est-ce que tout cela signifie en 2020 ?
Nous sommes nombreux à nous demander comment il est possible que des actes aussi graves ne soient suivis d’aucune sanction immédiate ? Pourtant tout le pays a vu l’agression, elle est passée devant les yeux de tout le monde. Elle a été filmée. Elle a fait le tour du monde. On l’a tous entendu hurler de douleur. On vous a vu le trainer par terre. On a tous vu son sang se répandre sur le goudron. On vous a vus en- voyer de l’eau dessus, comme si on pouvait effacer le sang d’un être humain. Comment se fait-il que tout le monde ne se soit pas mis à rugir pour dénoncer cet acte ? Nous sommes bien dans le néocolonialisme : la domination subtile et armée nous rendant impuissants parfois.
Dans votre pays, vous aimez envoyer des fleurs aux Noirs Américains. Vous admirez leurs écrivain.e.s, leurs militant.e.s, leurs artistes, leurs entrepre- neur.e.s, leurs athlètes, leurs hommes et leurs femmes politiques, etc… Est-ce que cette vidéo de Kéziah a été reprise sur les chaines françaises comme elles aiment le faire pour les brutalités policières envers les Noirs américains ? Notre George Floyd, notre victime des brutalités policières à Fort-de-France, ils n’en n’ont rien à battre, mais on le savait déjà. Leur cécité, on y est habitué et honnêtement, ça ne me fait ni chaud ni froid. Zéro. Ce qui se passe dans votre grand pays est le cadet de mes soucis tout comme ce qui se passe dans nos pe- tits pays est le cadet de vos soucis. Ce n’est pas plus mal. Au moins, c’est clair. On est quitte et il n’y aucune attente particulière, ni quelconque pleurnicherie ici.
Vous devez être des pères et des maris sympas mais cela m’importe peu. Je ne m’adresse pas aux individus que vous êtes. Je me dresse contre le système que vous défendez. Dans votre uniforme, je ne vois que l’institution que vous représentez chez moi. Une institution qui a déjà tué des martiniquais.e.s et des guadeloupéen.e.s dans le passé et à plusieurs reprises. Une institution qui, in-
stinctivement, ne nous inspire pas confiance quand on a grandi ici. On sait que vous êtes de passage. Quand je vous vois arriver et prendre vos fonctions dans une commune du pays, quand je lis vos déclarations dans le France-Antilles à propos de vos origines et vos projets ici, ça me fait rire jaune. Vous pouvez ou- vrir de grands yeux, jouer les étonnés, mais je connais mon histoire. Nos histo- riens pourront vous en raconter les détails mais la violence de gens comme vous sur d’autres comme moi, comme Kéziah, n’est pas née à Fort-de-France le 16 juillet 2020. Ses racines sont longues et profondes.
Fut un temps où des guadeloupéens ont tenté de vous faire quitter le pays, de renverser le système en place, en posant des bombes à différents endroits. Vous ne devez pas con- naître cette histoire mais moi si. Je me rappelle votre collègue Dietrich à la re- traite qui n’a rien trouvé d’autre à faire que donner un coup de pied à un vieil- lard à la sortie du cinéma la Renaissance à Basse-Terre en 1945. Un crachat de plus que mes frères n’ont pas accepté. La foule l’a pourchassé. Il s’est réfugié chez sa maîtresse avant de prendre la fuite par le toit mais il a été repéré, rat- trapé et lapidé.
Je me souviens de tous les massacres perpétrés par des gen- darmes chez nous en Guadeloupe, à la Réunion, en Nouvelle Calédonie et en Martinique. Durant les années 30, les années 50, les années 60, les années 70 et j’en passe, des gendarmes ont tiré à balle réelle sur mes gens sans jamais être inquiétés. Comme vous, ils sont repartis dans le ventre de leur France sans avoir été convoqués dans un seul commissariat, sans avoir eu à subir le moindre contrôle judiciaire. Je repense à vos collègues qui ont abattu dix martiniquais au Diamant en 1925 un jour d’élection. Le gouverneur Richard et ses militaires aux ordres du désordre vous ont laissé un héritage dans mon pays que vous ignorez sûrement.
J’ai en mémoire votre collègue ayant abattu deux conseillers généraux martiniquais cette même année à Ducos de sang-froid. Ils ont tous eu le temps de prendre leur retraite, de mourir de leur belle mort sans l’ombre d’une convocation ou d’un procès. Il ne nous restait que nos yeux pour pleurer nos morts, nos existences pour accompagner nos mutilés, nos cœurs pour souffrir et nous mettre en colère. Le ressentiment que j’essaie de décrire dans ces lignes traverse les générations.
C’est la raison pour laquelle aux yeux de certaines personnes chez nous, même si elles n’ont jamais été violentées di- rectement par vous et vos collègues, votre uniforme est sale. Il représente l’op- pression, le mépris et la mort des Nègres et des Négresses.
Vos collègues ont tué un homme noir aux Etats-Unis il y a quelques mois. Après leurs bavures, le commissariat de Minneapolis a été incendié. Oui, c’est bien ça. Parti en fumée, le temple de la police, des gendarmes américains. La police a été réformée, démantelée pour reconstruire sur de nouvelles bases.
Cela fait réfléchir sur l’attitude que nous devrions adopter. Beaucoup de gens chez nous pensent qu’on devrait réserver le même sort à vos casernes bien barbelées, bien protégées, bien loin de la réalité du pays. On ne peut que les comprendre en pensant à votre tranquillité après tant de personnes tombées sous vos balles, tant de blessé.e.s, tant de miliant.e.s gazé.e.s, de familles en- deuillées, après tant de jugement injustes rendu par les tribunaux. Ce serait un retour de flammes littéral.
Le 22 septembre 2020 à 9h, jour de l’anniversaire de l’insurrection du Sud, vos collègues en poste à la Martinique ont convoqué Kéziah à Saint-Pierre. L’insur- rection est un épisode dramatique de notre histoire : des nègres et des né- gresses ont refusé de rester sous le joug des blancs créoles et des gendarmes. Ils se sont rebellés contre l’ordre établi. Cette guerre a duré plusieurs jours. Ces rebelles ont été traités comme Kéziah, dans une certaine mesure. Violence, ar- restations, meurtres, procès et condamnations. 200 ans après, presque tout le pays les considère comme des héros et des héroïnes. Le procès de Kéziah, lui, est prévu le 9 novembre 2020. L’écrire seulement me dérange. En ce jour d’anniversaire de l’insurrection du sud, vos collègues, remplis d’ignorance, ont dé- cidé de convoquer Kéziah. De 9h à 15h, il a été interrogé. Ce qui nous gêne ici c’est que vous, vous ne l’avez jamais été alors que vous l’avez arrosé de coups et qu’il a porté plainte. Dans quel pays une victime doit subir des heures d’in- terrogatoire alors que ses présumés agresseurs n’ont jamais été questionnés ? Ce 22 septembre 2020 restera gravé dans ma mémoire.
Lorsque les militants et sa famille se sont impatientés vers 13h devant la gendarmerie de Saint-Pierre, vos collègues sont sortis armés se pavanant avec leurs gilets par balle et leurs attitudes arrogantes. D’autres collègues sont sortis filmer ce défilé de provocation.
Ça a été la seule réponse à la légitime impatience du peuple. Pas un mot, pas une explication n’a été donnée. La seule réponse : des matraques et du mépris. A croire que ces gens debout devant eux n’avaient pas droit à une goutte d’humanité. Comprenez-vous pourquoi je vous appelle barbarie au lieu de gendarmerie et pourquoi beaucoup de gens ici ne vous portent pas dans leurs cœurs ? Je viens d’apprendre que deux d’entre vous sont mis en examen pour violence sur Kéziah et que le procès aura lieu à Cayenne loin du lieu de votre bavure. Que dire ? C’est une première depuis mes 42 ans de respiration. On verra bien.
Et toi mon petit pays, qu’as-tu pensé de ça ? Toi qui es habitué à prendre des coups depuis nanni-nannan, toi qui es habitué à continuer à vivre malgré les pires cyclones que la vie t’envoie, toi qui a développé cette faculté de continuer quoiqu’il arrive. Alors petit pays, qu’as-tu pensé de l’agression de Kéziah ? Ça ne t’a rien fait d’entendre ce gendarme blanc le traiter de « sale nègre », de « fils de pute » ?
Tu as peut-être essayé de chercher à comprendre ce que Kéziah avait fait. Tu t’es sûrement demandé si Kéziah disait la vérité. Moi, je choisis de le croire. Peut-être as-tu pensé que pour qu’on l’arrête il avait sûre- ment fait quelque chose de mal. Imaginons que ce soit le cas. Cela valait-il tous ces crachats à la figure, la tête pétée, les coups dans le sexe ? Non mon petit pays. On a déjà versé assez de sang comme ça.
Suffit ! Je sais que tu te sens parfois peu concerné par le malheur de l’un d’entre nous. Je sais aussi que le désespoir chante sa mélodie à ton oreille, te faisant penser que ce n’est pas la peine de te démener, que de toutes façons ça ne changera rien. Petit pays, au départ tu n’étais pas le destinataire de cette lettre.
Je ferme donc cette parenthèse en te disant que Kéziah est ton enfant. Ne le laisse pas sans affection en- tre les mains de cette machine assoiffée du sang des nègres, entre les mains de ce système battit à la force et la sueur des nègres. Il a besoin de toi. Tu as be- soin de lui. Continuons à nous protéger les uns les autres sinon c’est la porte ouverte à n’importe quoi demain. Nos ennemis aiment nous voir désunis sur les questions importantes.
Pour conclure, vous, les barbares, sachez que même si la peur ne nous est pas étrangère, moi et tous ceux qui partagent mon opinion, nous ne nous lais- serons pas intimider par vous et vos jumeaux d’uniforme. Votre langage favori face à l’indigène sous les tropiques a toujours été la violence. Ce soi-disant monopole de la violence, ce racisme qui nourrit les racines de votre institution, nous n’en voulons plus. Tant que vous serez animés de cet esprit-là, je ne souhaite plus jamais vous revoir sur la terre du nègre fondamental que vous avez souillée. La seule raison pour laquelle j’accepterais de vous revoir fouler notre terre serait que vous veniez rendre des comptes devant un tribunal sur votre rôle dans l’agression qui a changé la vie de Kéziah. En écrivant cette lettre, j’ai trempé ma plume dans la plaie au nom de tous ceux qui n’ont ni la patience ni les mots pour le faire. Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve mais la vie m’a appris que l’important c’est ce que nous faisons du présent…
Steve Gadet.
Fort-de-France, Le vendredi 23 octobre 2020.