Toutes ces motivations ont un peu escamoté ou enjolivé la cause réelle de mon départ : un notaire de Pontoise me faisait venir chez lui pour m’occuper de ses enfants.
— Je suppose que la réalité a dû vous faire descendre de vos nuages…
— Assez rapidement, oui. J’ai voyagé en bateau. La traversée a duré douze jours. C’était l’hiver. En débarquant à Cannes, tout allait encore bien : le ciel et la mer me rappelaient mon pays. Je suis remontée sur Paris en train : au fil des kilomètres, tout devenait de plus en plus gris. L’arrivée en gare de Lyon, dans le froid et la noirceur du quartier, a fini de me désenchanter. A Pontoise, le notaire et ses enfants étaient gentils, mais la maison puait la pisse de chat. J’étais humainement bien traitée, mais ma situation matérielle était loin d’être mirobolante : on m’attribuait officiellement deux cents francs par mois, mais je n’en touchais effectivement que cent, la différence m’étant retenue jusqu’à concurrence du remboursement du prix de mon billet de bateau ! Je peux dire que, d’entrée, j’ai été exploitée. Je me suis demandé et je me demande encore dans quel but véritable ces gens-là m’ont fait venir : n’était-il pas du meilleur goût, à l’époque, de s’assurer les services d’une servante noire pour montrer à tous qu’on est désormais des gens » installés » ? A ce malaise se sont ajoutés quelques ennuis sentimentaux, j’ai voulu me suicider plusieurs fois. J’ai fini de rembourser mon voyage, mais manifestement je ne faisais plus l’affaire. J’étais mineure. Le notaire voulait me renvoyer à la Martinique. Je n’ai échappé à ce retour peu glorieux que grâce à un de mes oncles qui vivait à Paris : il a bien voulu me prendre en tutelle et m’assurer le gîte. Mais il me fallait pourvoir à ma nourriture… J’ai trouvé la pire des solutions : le travail en usine. Toute la journée, je triais des pilules dans un laboratoire pharmaceutique. J’étais mal dans ma peau. Je pleurais sans cesse. Et je découvrais cette forme de discrimination que sécrète le monde du travail : la hiérarchie, qui abîme tous les rapports humains. J’étais seule, perdue, déracinée : une Noire perdue qui broyait du noir ! Bien des Antillais ont dû connaître ce double sentiment d’isolement et de découragement au début de leur implantation en métropole… Ma seule amie du moment (elle est toujours mon amie) fut une autre immigrée : une Espagnole. Je ne souhaite à personne de connaître les douleurs de ce déracinement.
— Comment vous en êtes-vous sortie ?
— Progressivement. J’ai commencé par quitter le laboratoire. Sans profession, alors catholique pratiquante, j’ai été aidée par une Sœur qui m’a trouvé un emploi chez un médecin : je répondais au téléphone, je prenais les rendez-vous, je servais à table et je coiffais Madame. Je suis restée là trois ans et demi, jusqu’à ma majorité. J’avais pris goût à la coiffure : j’ai décidé d’en faire mon métier. Je suis allée suivre les cours d’une école professionnelle, tout en effectuant un travail alimentaire quotidien de deux ou trois heures. Au bout de cinq mois, je me suis retrouvée esthéticienne-manucure diplômée. L’horizon s’éclaircissait. J’ignorais seulement qu’il n’est pas aisé de trouver un emploi dans un salon de coiffure quand on a la peau noire…
— Le racisme ?
— Oui. Tous les matins je me rendais au bureau de placement. J’étais la seule Noire dans la file d’attente. On me disait : « II y a une place à cette adresse. Voulez-vous aller vous présenter ? » J’y allais, mais je savais que je courais à l’échec. A mon arrivée, je lisais la surprise dans les yeux des gens : ils ne m’attendaient pas… de cette couleur ! Pas une seule fois on ne m’a proposé un essai. Personne n’a osé non plus me reprocher directement mon teint. Ce fut toujours moins courageux, plus hypocrite : » Ce n’est pas nous, vous comprenez. Mais notre clientèle ne pourrait pas se faire à… » Cela aurait pu durer longtemps, si le directeur du bureau de placement n’en avait parlé un jour à un de ses clients : « Vous êtes ennuyé avec votre apprentie qui est toujours malade. Moi, cher monsieur, je le suis avec cette demoiselle que personne ne veut engager. » Le client s’est approché de moi : « Savez-vous faire des shampooings ?» Je ne savais pas. L’homme m’a pourtant emmenée jusqu’à son salon, m’a appris à faire des shampooings, m’a embauchée, m’a gardée les quelques mois où son apprentie a été malade. Il m’a trouvé un emploi saisonnier au moment où je quittais son salon. Je me suis retrouvée un été à Deauville avec des clientes méprisantes et racistes qui ne se gênaient pas pour vous faire des réflexions dans le genre : » Mais vous m’avez coiffée comme une négresse brésilienne ! » Par la suite, j’ai travaillé près de quatre ans dans un salon parisien de la rue Milton. J’y serais encore si le monde du spectacle n’était venu m’y dénicher par hasard.
— Comment cela s’est-il passé ?
— Parmi les clients du salon, il y avait un certain monsieur Fischer. Un industriel de la crème glacée et du sorbet. Il fournit bon nombre de salles de spectacles de la capitale, dont le Casino de Paris. Un jour, il me demande : « Ne connaîtriez-vous pas quelques jeunes qui, pour se faire un peu d’argent, voudraient bien distribuer des programmes au Casino de Paris ?» Je lui ai répondu très franchement : « Pour l’instant, je ne vois personne que cela puisse intéresser. Mais cela m’arrangerait si je pouvais faire l’affaire… » Je pensais évidemment à la couleur de ma peau. Le temps a passé. Le directeur du Casino m’a reçue dans son bureau : « Ça va », a-t-il simplement dit. C’était en 1970. Pendant quelques mois, j’ai travaillé dans la journée au salon de coiffure et le soir au Casino : » Demandez le programme ! » Jusqu’alors, j’étais renfermée sur moi-même, complexée. Cette obligation d’aller vers les gens et de crier « Demandez le programme ! » m’a obligée à m’ouvrir. Ce geste insignifiant m’a aidée à me rendre compte que je commençais à exister. Un autre petit fait, qui se répétait souvent, m’intriguait et me réconfortait à la fois ; il n’était pas rare qu’on me demande en me payant un programme : « Est-ce que vous serez sur scène tout à l’heure ? » Tiens, ma personne pouvait donc intéresser le public… Cet intérêt s’est concrétisé soudain dans la bouche de Roland Petit. Il ne m’avait jamais adressé la parole. Un jour, il est venu à moi. « Est-ce que vous savez danser ? » J’ai dû lui avouer que je ne connaissais guère que la biguine. Cela ne l’a pas démonté : » Vous allez passer une audition. » Quand j’en ai parlé aux autres qui vendaient les programmes, ce fut l’incrédulité : « II se paye ta tête ! » Mais l’audition a bien eu lieu. Il m’a simplement demandé de bouger, de me déplacer. Je n’ai pas dû être brillante. Le verdict de Roland Petit est tombé » Je vous prends, mais il va falloir travailler. » J’ai arrêté le salon de coiffure. Je me suis mise à travailler. Les quelques petits pas que j’ai eu à faire en scène, au début; comme mannequin, ont été très difficiles. Je me suis accrochée. Je me disais : « Ça durera ce que ça durera. » En fait, mon existence a vite été changée : je gagnais bien ma vie ; je ne restais plus la journée entière debout ; je prenais de plus en plus de plaisir à danser. Je me suis aperçue qu’il deviendrait désormais impossible pour moi de faire autre chose. Même si je n’étais pas devenue soliste puis meneuse de la revue, l’avais pris ma décision : j’étais mordue. Quelque chose m’a bouleversée : pour la première fois de ma vie, la couleur de ma peau m’a aidée. Je n’aurais pas été noire, mon ascension dans le music-hall aurait sans doute été moins rapide…
— Vous mettre nue ne vous a pas gênée ?
— Cela va vous paraître incroyable : tant que j’ai vendu des programmes, je n’ai pas fait attention à la nudité des danseuses ; je croyais qu’elles portaient des collants ou je ne sais quelles combinaisons. Mais, le jour où j’ai dû me déshabiller, je me suis sentie mal dans ma peau. Tout allait contre cet acte : les tabous et les interdictions, ma religion, mon éducation. Je n’ai jamais osé écrire à mes parents, tellement j’étais gênée, que je dansais au Casino de Paris ; ils l’ont appris par d’autres personnes… Cette sorte de culpabilité n’a pas duré. Aujourd’hui, ce n’est plus un problème, ni pour moi ni pour beaucoup de gens. Le nu de la femme ne choque plus, il est partout. On considère même souvent qu’une femme qui assume sa nudité est plus libérée que d’autres… Le nu n’est effectivement pas choquant en soi. Ce qui a fini pas me devenir insupportable, c’est l’utilisation qu’on en fait, en l’espèce l’utilisation qu’on fait de ma personne. La question de la nudité est très ambiguë. D’un côté, je ne vois pas ce qu’il y a de honteux à être nue. D’un autre côté, on vend à travers ma nudité une certaine image de la femme-objet-de-plaisir. Ce dernier aspect a fini par m’agacer : sous le moindre prétexte, pour une affiche ou autre chose, je devais poser nue. En réaction, je me suis mise à apparaître de moins en moins nue sur scène. C’est le commerce du nu qui me dérange. Car, aujourd’hui, contrairement à mes débuts sur une scène, je me sens bien nue. Mais je ne veux pas qu’on dise : » Tout ce que Lisette Malidor sait faire, c’est se mettre nue. » Je ne veux pas qu’on puisse crier à la ruine que je serai sans doute à soixante-quinze ans : « A poil ! » Je ne veux pas passer ma vie à être une femme-objet et à me déshabiller. Je veux faire mon métier d’artiste en m’améliorant, en m’exprimant de toutes les manières possibles. Pour moi, une meneuse de revue ne doit pas être quelqu’un qui vient pour montrer ses fesses et ses seins et faire bander le public. Elle doit être une artiste complète qui sait jouer chanter et danser… C’est pour prouver qu une meneuse de revue peut faire tout à fait autre chose que du bêtifiant que j’ai accepté de jouer Claudel.
— Pensez-vous que votre exigence sera entendue ?
— Il y a l’aspect personnel des choses : je n’ai pas l’intention de me balader toute ma vie avec une étiquette sur le front : « Je suis toute nue. » En termes de besoins professionnels, j’ai envie de faire autre chose : du théâtre, du cinéma, de la chanson, de la comédie musicale, etc. Pour moi, c’est vital. Il y a d’autre part la situation du music-hall : en France, il mise sur la médiocrité, il est poussiéreux. Pourquoi ne pas oser y passer un grand coup de balai ? Pourquoi attendre que des spectacles « marchent » à l’étranger pour les importer ensuite ? Pourquoi continuer à affirmer que le public français n’aime que le mauvais music-hall ? Pourquoi ne: pas en créer et lui en offrir du bon ? Pourquoi toujours niveler par le bas ? Pourquoi ne pas regarder plutôt du côté de Fred Astaire, Cyd Charisse et autres Judy Garland ? Cette situation prouve seulement que la France a bien du retard à rattraper sur certains points ! Je sais que mes mots sont de peu de poids. Mais peut-être convaincrai-je quelques personnes… c’est-à-dire de quoi faire une équipe qui aurait du pain sur la planche !
— Vous êtes bien décidée à vous battre ?
— Oui. Et pas seulement pour le renouvellement du music-hall et de la comédie musicale. Il y a d’autres difficultés à surmonter, ailleurs. Prenez le théâtre : on considère que pour faire jouer une comédienne noire il faut lui écrire un texte spécifique. Pourquoi cet ostracisme qui n’avoue pas son nom ? Pourquoi les Noirs et les Noires ne seraient-ils pas capables de vivre et d’exprimer les situations des pièces de Shakespeare, de Molière et de Brecht ? Je suis prête à prendre tous les risques. Les vrais. Pas les faux, pas ceux qui consistent à frimer et à paraître dans des endroits à la mode, à « sortir », comme on dit. Je n’aime pas les mensonges et le vernis superficiel dont s’entourent certains artistes. Pourquoi ce jeu ? A quoi sert-il ? L’artiste a des problèmes comme tous les autres humains. Pourquoi tant d’artistes font-ils semblant de ne pas en avoir ? Cette complaisance explique peut-être la médiocrité de certaines disciplines artistiques.