Primes variées, impôts réduits… Dans les DOM-TOM, la fonction publique, d'Etat ou locale, soigne ses agents. Un statut doré qui pèse lourd sur le secteur privé et les autres salariés. La plainte est récurrente : « L'outre-mer est aujourd'hui vécu comme un handicap par la métropole. » Patrick Lecurieux-Durival, président du Medef martiniquais, résume ainsi un malaise qui revient dans toutes les conversations. A la Martinique, comme dans les autres départements et territoires ultramarins, on se sent mal aimé et oublié. Pourtant, à en croire les chiffres, rien ne justifie ce spleen. Même si l'heure est aux restrictions pour combler les déficits abyssaux de la nation, l'effort budgétaire envers l'outre-mer, lui, est plutôt stable et important : 11 milliards d'euros par an sont alloués aux presque 2,5 millions d'habitants des départements (DOM) et des collectivités d'outre-mer (COM). Le problème, c'est que les résultats laissent à désirer. En dépit de décennies d'investissements publics, l'outre-mer continue d'afficher un chômage endémique, un nombre record de RMistes et un PIB par habitant de moitié inférieur à celui de l'Hexagone. Inutile d'être grand clerc pour en apercevoir les symptômes. Il suffit de lever le nez quand on circule sur la rocade qui serpente à travers Fort-de-France, le chef-lieu de la Martinique. Sur les collines, des bidonvilles s'étendent dans un fouillis anarchique. Ce retard de développement s'explique en partie par le poids des salaires des fonctionnaires et leur effet de distorsion sur l'économie locale. Partout, dans ces territoires, l'Etat est le premier employeur. Même à la Martinique, le plus petit et le plus riche des DOM, la fonction publique absorbe 37 % de la population active. En soi, ce n'est pas forcément inquiétant. Ce qui l'est, en revanche, c'est que les fonctionnaires de l'outre-mer bénéficient d'une ribambelle d'avantages qui renchérissent le coût du travail et pèsent sur le développement de l'île. Leurs salaires sont nettement supérieurs (de 40 à plus de 100 %) à ceux des métropolitains. Le secteur privé peut difficilement échapper à la spirale des rémunérations, d'autant plus que l'écrasante majorité des entreprises sont des PME de moins de dix salariés. Du coup, face aux pays voisins, la compétitivité des deux principales activités de la Martinique, le tourisme et la banane, est fortement compromise. Dans ce département, comme dans le reste de l'outre-mer, la situation est exactement l'inverse de celle de l'Hexagone : le salaire moyen dans le public est d'environ 80 % plus élevé que dans le privé ! « Le système est à bout de souffle », constate Fernand Odonnat, patron d'une vingtaine de salariés et responsable local de la CGPME. « Les PME peuvent à la rigueur se permettre d'embaucher un employé qui a un bac + 5, mais sûrement pas deux. La concurrence du secteur public, qui fait sans cesse des appels du pied aux jeunes diplômés, est trop forte. » Autre conséquence, les salaires de la fonction publique territoriale, alignés sur ceux des agents de l'Etat, grèvent les budgets des collectivités locales, qui n'ont plus de marge pour investir. Un dilemme auquel est confronté chaque jour Alfred Almont, député UMP et maire de Schoelcher, une commune voisine de Fort-de-France. Il a la poignée de main ferme et le regard chaleureux, mais son visage se crispe dès qu'il évoque le coût des fonctionnaires. « 78 % de mon budget de fonctionnement sont absorbés par les dépenses de personnel. Les maires du département sont étranglés ! » Poser la question de la rémunération dans la fonction publique, c'est déjà se heurter à un mur du refus. Guy Lordinot en sait quelque chose. Le maire de Sainte-Marie, une commune de la côte est, n'est pourtant pas un libéral à tous crins. Il a été député PS à l'Assemblée nationale dans les années 80 et a présidé le comité de soutien martiniquais à Jean-Pierre Chevènement en 2002. L'année dernière, il a organisé un colloque sur la prime de 40 %, dite de « vie chère », que touchent tous les fonctionnaires (d'Etat et territoriaux) martiniquais. Seul un autre maire de l'île a osé y participer. « Tous les élus, y compris les parlementaires, se sont désistés. Chaque fois que la question des 40 % est posée, les syndicats montent sur leurs grands chevaux, les élus tremblent et la question est enterrée. » On comprend pourquoi. Les fonctionnaires de l'outre-mer n'ont pas forcément envie de faire de la publicité au traitement particulier dont ils bénéficient : des salaires gonflés, des retraites majorées et des impôts minorés. La plupart de ces dispositifs ont été mis en place après la Seconde Guerre mondiale, pour inciter les agents de l'Etat de la métropole à s'installer dans l'outre-mer. A l'époque, il s'agissait de compenser l'éloignement et des conditions de vie moins confortables. Peu à peu, ils ont été étendus à l'ensemble des fonctionnaires de l'outre-mer. Aujourd'hui, la différence des prix avec la métropole est toujours invoquée pour justifier le principal avantage : la « prime de la vie chère » (40 % à la Martinique, 53 % à la Réunion et 108 % en Polynésie). Il existe évidemment un surcoût dans des territoires où presque tous les biens consommés sont importés. Mais la prime consentie est-elle proportionnelle ? Les élus locaux, toujours prompts à brandir des kilomètres de statistiques, sont curieusement muets sur cette question. Marc Laffineur, député UMP du Maine-et-Loire, auteur d'un rapport féroce sur la rémunération des fonctionnaires de l'outre-mer, évalue ce différentiel de prix entre 10 et 15 %. On est donc loin du compte. D'autant plus que ce surcoût est déjà atténué par l'application d'une fiscalité plus faible. Un point sur lequel les fonctionnaires et les élus locaux sont également peu bavards. L'impôt sur le revenu est en effet réduit de 30 % à la Martinique et à la Guadeloupe, de 40 % en Guyane et il est inexistant en Polynésie française. A cela s'ajoutent d'autres avantages. Tous les quatre ans, les retraites sont bonifiées d'une année. Autrement dit, relève l'association Sauvegarde retraites, à la Martinique, un agent de l'Etat peut bénéficier d'une retraite à taux plein après seulement trente années de travail, au lieu des quarante exigées (à compter de 2008) des fonctionnaires de la métropole. De plus, le montant des pensions outre-mer est majoré (de 35 % à la Réunion à 75 % en Polynésie), y compris pour les fonctionnaires de l'Hexagone qui choisissent une domiciliation sous les tropiques. Une pratique qui donne lieu à une fraude notoire, puisqu'il suffit de disposer d'une adresse fictive sur place, les contrôles étant quasi inexistants. Ces majorations font bouillir Jean Arthuis. Elles sont « une offense à la République », s'indigne le président (UDF) de la commission des Finances du Sénat. Cela fait trois ans qu'il propose, avec Pierre Méhaignerie, son homologue à l'Assemblée nationale, des amendements pour supprimer ces privilèges. Ils sont toujours approuvés en commission… mais rejetés en séance plénière. Autre dérogation : les congés bonifiés. Tous les trois ans, les fonctionnaires originaires de métropole travaillant dans les DOM – et inversement – ont droit à trente jours de congés supplémentaires. Les billets d'avion sont payés pour toute la famille. Coût moyen par agent : 8 150 euros. Mis bout à bout, ces compléments de rémunération, dont le coût global est estimé à 2,22 milliards d'euros, constituent des revenus juteux. Selon les données de l'Insee citées dans un rapport du sénateur Henri Torre (UMP), le salaire net annuel moyen d'un fonctionnaire à la Martinique est de 34 976 euros, contre 24 935 euros en métropole. Il atteint 37 575 euros à la Réunion et 46 256 en Nouvelle-Calédonie. Le vrai problème, c'est que ce dispositif initialement destiné à réduire les disparités produit aujourd'hui des effets pervers : il mine la compétitivité des DOM et des COM par rapport à leurs voisins immédiats (île Maurice, Saint-Domingue…) et aggrave les inégalités dans l'outre-mer. Le coût de ces traitements est tellement lourd que l'Etat et les collectivités locales rechignent désormais à titulariser leurs employés. Du coup, à la Martinique, 60 % des agents sont des contractuels, moins protégés et nettement moins bien payés que leurs collègues titularisés. Le statut doré des uns entraîne la précarité de la majorité. Pour s'en convaincre, il suffit d'écouter Annette Fortuné. Aide-soignante dans un foyer de l'enfance à Fort-de-France, elle est, à 43 ans, vacataire depuis des lustres. Son agenda posé sur la table de cuisine, elle décrit son emploi du temps : « Hier, c'était 21 heures-7 heures, aujourd'hui je suis de repos, demain c'est 12 h 30-21 h 15. Après-demain… je ne me souviens plus. » Et c'est comme ça toutes les semaines. Son salaire varie d'un mois sur l'autre, elle n'a jamais deux jours de repos consécutifs. En moyenne, elle récolte 1 500 euros par mois. Titularisée, elle en gagnerait le double. « Les vacances ? Cela fait cinq ans que je n'en ai pas pris. » pour mettre fin à cette situation, Guy Lordinot ne voit qu'une solution : « Il faut absolument supprimer les compléments de rémunération pour donner de l'air aux communes comme au secteur privé et leur permettre de créer de l'emploi. Quand il faut ajouter 40 % à des salaires, on ne peut plus recruter. On est arrivé à un blocage : le personnel titularisé vieillit et les jeunes en sont réduits à chercher des emplois aidés ou précaires. » Toutes ces exceptions irritent aussi Marcel Osenat, une des figures du patronat martiniquais qui dirige notamment la Librairie antillaise, sorte de Fnac locale avec huit points de vente dans l'île. « Nous ne sommes plus une colonie lointaine et inhospitalière qui doit faire des efforts pour attirer des gens, insiste-t-il. Pourquoi les fonctionnaires percevraient-ils ici 40 % de plus que dans l'Hexagone ? Dès qu'on évoque ce sujet, on soulève un tollé. Mais notre société doit se décomplexer. Elle a pris l'habitude de se croire et de s'afficher malheureuse pour susciter un regard culpabilisé et paternaliste de la métropole. Ce discours misérabiliste, encore très prégnant, est aujourd'hui dépassé. » Un archipel d'exceptions Il n'y a pas que les rémunérations des fonctionnaires qui dérogent au droit commun dans les DOM. Exemples. Fiscalité des entreprises Pour tenter de compenser les décalages entre les salaires du public et du privé, l'Etat a mis en place de nombreux dispositifs favorables aux entreprises. Dans les DOM, elles profitent d'un abattement fiscal d'un tiers de leurs bénéfices. Cette mesure s'applique à tous les secteurs sauf au commerce, aux banques et à l'immobilier. Les PME de moins de onze salariés bénéficient d'une exonération totale de charges sociales. Dans le bâtiment et les travaux publics, les entreprises d'au moins 50 salariés jouissent d'une exonération totale de cotisations sociales patronales pour les rémunérations allant jusqu'à 1,3 fois le smic. Dans l'hôtellerie et le tourisme, l'exonération est de 100 % jusqu'à 1,5 fois le smic. Investissements défiscalisés La loi Pons de 1986 a institué une défiscalisation pour les investissements dans les DOM. Ces réductions d'impôts vont jusqu'à 70 % pour les travaux de rénovation et de réhabilitation hôtelière ou pour l'achat de bateaux de plaisance. Cette mesure, que certains apparentent à une niche fiscale pour les métropolitains les plus fortunés, coûtera 400 millions d'euros à l'Etat en 2006 au profit de 6 400 personnes. En 2004, la défiscalisation a permis de créer 1 897 emplois pour un coût moyen de 248 000 euros par emploi… Une myriade de statuts Depuis la révision constitutionnelle de mars 2003, il n'existe plus de territoires d'outre-mer (TOM). Les quatre départements d'outre-mer (DOM) – Martinique, Guadeloupe, Guyane et Réunion – ont des statuts similaires à ceux de leurs homologues métropolitains. Les collectivités d'outre-mer (COM) jouissent, elles, d'une certaine autonomie au sein de la République. La Nouvelle-Calédonie est un pays d'outre-mer (POM) depuis 1999. Son statut prévoit l'organisation d'un référendum d'autodétermination entre 2014 et 2018.
Source L'Expansion 26/04/2006 _ Yves-Michel Riols, envoyé spécial aux Antilles