En mars dernier, recevant Alpha Blondy, venu « le saluer et lui présenter sa fille », il s’enquiert des accords de paix signés quelques heures plus tôt en Côte d’Ivoire. « Il est important que nous renforcions la solidarité Antilles/Afrique. Plus que jamais, nous avons besoin de redresser l’image de l’Afrique. Il ne faut plus que cette Afrique apparaisse comme une terre de malheur. Nous devons nous rapprocher encore plus».
L’entretien dure une bonne heure. Le chanteur est enchanté. Il enlace longuement Césaire, lui offre une casquette aux couleurs orange, blanc, vert, de son pays, puis lance, avant de s’éloigner, des « merci papa ! » à n’en plus finir. « Ce Monsieur est pour nous Africains le symbole même du combat de tous les Africains : développer le mind, développer le cerveau ! ».
Césaire aime à raconter également à ses visiteurs des anecdotes sur les dirigeants africains qu’il a côtoyés dans les années 50 sur les bancs de l’assemblée constituante. Ainsi du député Félix Houphouët-Boigny, qui souhaitait différer l’indépendance de la Côte d’Ivoire pour mieux la préparer mais qui, mis devant le fait accompli par le Général de Gaulle, confia, plein de dépit, à son collègue martiniquais : « Je suis arrivé sur le quai de la gare avec mon bouquet de fleurs, mais voilà, le train était parti ».
En plus des mots, les visiteurs africains de Césaire viennent souvent les bras chargés de cadeaux. Ses étagères regorgent de masques africains et de statuettes de toutes tailles. Une immense carte en couleur du Bénin, faite de tissus, est accrochée au mur, non loin d’une canne en bois sculptée, offerte par un médecin togolais. Dans la bibliothèque, quatre petites photos d’une école de Conakry, portant le nom du poète martiniquais, se détachent. On peut y lire dessous ce mot des élèves et enseignants : « A Monsieur Aimé Césaire avec tous les bons vœux de la Guinée. Bon anniversaire 2004 ».
Une autre photo attire également le regard, celle de Nelson Mandela, que Césaire n’a jamais rencontré mais auquel il voue une grande admiration. Il a, comme tant d’autres, milité pour la fin de l’apartheid et la libération du célèbre prisonnier sud-africain quand celui-ci croupissait encore dans les geôles de l’apartheid. En juillet 1990, le festival culturel de Fort-de-France, organisé par la mairie, lui était même dédié.
Césaire se souvient de ce qu’il a éprouvé le jour où Mandela a été libéré. « J’ai senti en moi un carillonnement. Toutes les cloches en train de sonner : Nelson Mandela ! Nelson Mandela ! Nelson Mandela ! C’est prodigieux la vie de cet homme. Sortir de prison n’était peut-être pas le plus difficile. Il y avait la réalité qu’il fallait affronter le lendemain. Quelle maîtrise de lui-même il a montrée pour essayer d’établir le dialogue et rétablir les Noirs dans leurs droits et faire prévaloir l’avènement d’une Afrique du sud nouvelle, démocratique, non raciale et fondée sur l’égalité. C’est vraiment un personnage admirable».
Mais l’homme dont Césaire parle le plus à ses visiteurs, c’est évidemment Léopold Sédar Senghor. Sa mort, en décembre 2001, l’avait bouleversé au point qu’il refusa pendant plusieurs mois de l’évoquer en public. Depuis, il ne cesse de redire son admiration pour le poète et ancien Président sénégalais : « Tous les jours, je lis Senghor. Je le lis. Je le relis et quand je le relis, je retrouve tout mon drame, tout mon itinéraire, toute notre époque. Senghor est pour moi un poète fraternel ».
Senghor et Césaire n’avaient pas la même conception de la négritude mais ils se rejoignaient sur le fond. Le premier la définissait comme « l’ensemble des valeurs économiques et politiques, intellectuelles et morales, artistiques et sociales, des peuples d’Afrique noire et de leur diaspora ». Le second, lui, voyait dans la négritude « la reconnaissance du fait d’être noir et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture ». Mais, contrairement à son ami, Césaire refusait de se laisser enfermer dans une approche raciale.
« C’est deux conditionnements différents mais en réalité il s’agit bel et bien de la même négritude. Il est tout à fait évident que la négritude d’un Antillais à la reconquête de son être ne peut pas être exactement la même que la négritude d’un Africain qui n’a jamais douté de son être. Il y a chez les Antillais une angoisse qui n’est pas une angoisse africaine. Senghor n’a jamais douté. Il n’a jamais été déchiré. Il était l’Afrique telle qu’en elle-même avec sa noblesse, sa dignité, son histoire, son humanité, sa sagesse et sa philosophie. Et je pourrais presque dire que m’apportant cela, il m’apportait aussi la clé de moi-même ».
A Paris, Césaire côtoie d’autres intellectuels africains qui lui apprennent sur lui-même. C’est le cas de l’historien Cheikh Anta Diop qu’il rencontre fréquemment au quartier latin et qui fera scandale avec Nations nègres et cultures, son livre sur l’antériorité négro-africaine de la civilisation égyptienne. L’écrivain martiniquais sera d’ailleurs l’un des rares, sinon le seul, à le soutenir et à plébisciter « le livre le plus audacieux qu’un nègre ait jamais écrit » dans son fameux Discours sur le colonialisme.
Cheikh Anta Diop était à ses yeux un véritable pionnier. « C’est un homme qui compte incontestablement dans le grand mouvement de réveil de la culture noire et de la culture africaine. Son livre est essentiel. Il concerne non seulement l’Afrique mais aussi sa diaspora. Cheick Anta Diop a contribué a donné à l’Afrique son passé et en redonnant à l’Afrique son passé, il a redonné peut-être son passé à l’humanité ».
A l’indépendance du Sénégal, Senghor, devenu Chef d’Etat, organise à Dakar le premier festival mondial des arts nègres, dont Césaire est le vice président. Le poète martiniquais est subjugué par la beauté du pays et par une « reine » chez laquelle une grande fête est donnée en son honneur en Casamance. « Il y avait là tous les gens distingués de la région et soudain j’ai vu arriver une dame, petite, ronde, qui avait l’air très gentille et très intelligente. J’ai failli me précipiter sur la scène tellement elle ressemblait à ma grand-mère ! ».
Dix ans plus tard, en février 1976, c’est au tour de l’ami africain de venir en Martinique. Visite historique et casse-tête diplomatique. « Ça a posé un véritable problème parce qu’un Président de la république ne pouvait pas être invité directement par la municipalité de Fort-de-France, se rappelle Pierre Aliker, l’adjoint à l’époque de Césaire. Il a fallu passer par le gouvernement pour obtenir son accord et obtenir qu’il invitât Senghor à la Martinique ». Le gouvernement français, hostile à ce rapprochement, traîna les pieds mais finit, face à la détermination de Senghor, par céder.
L’amitié entre Senghor et Césaire n’empêchait pas les disputes parfois rudes entre les deux hommes. « Césaire était très sévère avec son ami, mais Senghor lui a toujours donné l’absolution », explique Denise Wiltord, la sœur du poète martiniquais qui a assisté à leurs querelles. Césaire, sourcilleux sur la question des droits de l’homme, ira même jusqu’à signer une pétition pour exiger la libération du premier ministre sénégalais Mamadou Dia, emprisonné en 1962 pour avoir fomenté un coup d’état contre… Senghor. Ce dernier en fut chagriné mais ne lui tint pas rigueur. Au nom de leur amitié.
Serge Bilé
Sources :
– Entretiens de l’auteur avec Aimé Césaire
– «L'ami fondamental», documentaire d’Euzhan Palcy
– « Aimé Césaire/Une voix pour l’histoire », documentaire d’Euzhan Palcy
– « La manière nègre ou Aimé Césaire chemin faisant », documentaire de Jean-Daniel Lafond