Réponse à l’anthropologue Francis Affergan à la suite de son interview sur l’état actuel de la Martinique (site internet de Bondamanjak).
Cher Francis Affergan…
Votre intervention sur le site Bondamanjak poursuit son itinéraire fracassant à travers les réseaux sociaux.
Une de vos déclarations :
« La Martinique, un pays ? Pas une nation, pas un état. Est-ce un peuple ? La chose qui reste, une culture (…) »
Cher Francis Affergan…
Vous faîtes partie de ces Incorrigibles, de ces esprits incurables qui n’acceptent pas l’unité de l’espèce humaine et s’enracinent encore sur la vision archaïque entre peuples et peuplades : les peuples et leur Histoire grandiose ; les peuplades ne se doutant même pas de leur passage sur la terre qu’ils occupent.
Vous avez été mon directeur de thèse de doctorat d’ethno sociologie à la Sorbonne, vous m’avez acceptée d’emblée alors que le curriculum que je présentais, était des plus atypiques : mathématicienne, un itinéraire disparate de culture ethnologique auprès de Jean Rouch au Musée de l’Homme, une activité à France Culture sur les cultures antillaises et divers autres, dans un trajet intellectuel échevelé entre questionnements sans réponse et dispersion d’autodidacte. Nous avons eu des échanges fructueux. Tout incline à un respect mutuel entre nous.
Je prends vos déclarations par-dessus tout pathos comme venant de n’importe qui d’autre. Mon chemin en tant que chercheur antillais se revendique dans l’obédience des années post 1965-1970 qui voient naître la recherche « antillaniste ».
Le sillon tracé par l’École d’ethno- sociologie américaine des années 1960 a fortement marqué les courants sociologiques en France et au-delà. La centralitédu regard du sociologue s’impose sur sa matière première, savoir le « fameux terrain de fabrication du Social », jusqu’à accorder aux activités banales de la vie quotidienne, le même intérêt aimanté par les grands évènements. En ethnométhodologie, l’École américaine de Chicago a semé un nouveau ferment de la recherche : ce sont les individus, acteurs de leur réalité, qui inventent la vie dans un bricolage permanent.
Je n’ai qu’à relire ma thèse à la page 31 :
« Aucune approche anthropologique de la situation martiniquaise n’est pensable hors du postulat d’un Soi social.
Ré-identifier le Soi social, c’est le fonder ».
(Autrement dit : à chaque étape de la vie d’un groupe d’humains se jauge la société qui les façonne en tant que groupe).
Vous n’admettez toujours pas qu’après l’abolition de l’esclavage s’est ouverte une autre ère.
Celle-ci est rigoureusement sous la coupe des anciens maîtres dans les années postérieures à 1848-1850, jusqu’à la nouvelle rupture des années 1870-1871 de la défaite de Sedan en France et de ses conséquences terribles pour la France.
Trois étapes au moins de la visibilité du Social antillais accouchant un nouveau réel social en fabrication, sont évidentes à circonscrire : 1870-1902 ; 1902-1946 ; 1950-1970.
Dans les années 1950-1980, vous et vos collègues, un groupe de chercheurs métropolitains, en majorité des psychiatres, étiez présents sur le terrain antillais bouillonnant de revendications sociales éruptives. La convergence de vos propos fabrique une spéculation délirante de « pays malades mentaux ». Le sens de « pays » étant à prendre obstinément au sens du fond de sa population.
À l’inverse j’explorais dans ma thèse l’existant d’une construction sociale de fait. Je mettais en scène dans mon introduction deux phosphorescences brillant aux antipodes l’une de l’autre : Franz Fanon (Peau noire, masques blancs : 1952) de la fulgurance et l’intelligence ; Mayotte Capecia (Je suis martiniquaise : 1948) dans les tristes loques du doudouïsme. (Tant d’autres à la même époque : Aimé Césaire, Joseph Zobel, Édouard Glissant … à travers chacun d’eux émergeait la toile de fond de la réalité vivace d’un état social bouillonnant).
J’ai eu l’opportunité de mener une enquête anthropologique de terrain qui m’a permis de suivre des lignées familiales des années 1875- 1890. En interrogeant des personnes nées en 1915-1925 je remontais à travers elles à des parents et à des grands-parents.
Aujourd’hui comme hier …
Mr Affergan, ce n’est pas la Martinique qui est a-historique (un tel état n’existe que dans l’appréciation de ceux qui le fabriquent en tant que tel) ; c’est vous qui continuez à penser avec les œillères qui sont radicalement les vôtres.
Vous fabriquez la Martinique hors d’une construction historique et vous vous entêtez avec un talent de prestidigitateur à partir de constats réels percutants, à embrumer le tableau des faits que vous retournez dans le sens qui vous convient. Clarté de vos propos :
« Le martiniquais, à côté de lui-même, desidentifié, incapable de se définir avec une mémoire (…) »
—L’assimilation, le grand miroir dans lequel vous figez définitivement les rhizomes identitaires du Socius antillais
Vos convictions sont enracinées. Je vous relis dans votre « Anthropologie à la Martinique » publiée en 1983.
Au hasard de la page 130 dans le paragraphe ‘LE DEHORS ET LE DEDANS »
(«… dans le mécanisme spécifique de l’assimilation, le phénomène le plus intéressant et le plus complexe à la fois consiste dans l’auto-persuasion et l’auto-illusion de se dominer soi-même par l’intériorisation de figures étrangères … obérant toute possibilité de construction psycho-historique autonome (…))
N’importe quel psychiatre dans n’importe quel vécu détectera à distance les symptômes flagrants de la schizophrénie ! La schizophrénie pour chaque individu antillais ! Et jusqu’à une schizophrénie collective que vous venez de faire naître à la dimension de la science médicale !
La réalité vous échappe, vous a toujours échappé ! Même le nègre-blanc, figure sociale réelle, parlante aux yeux de ses propres compatriotes, ne correspond pas à l’ambiguïté que vous percevez. Il est intégralement noir de peau ou simplement « coloré » comme métis, mais il se regarde et se voit Blanc. Il n’y a aucune fissure psychique dans sa perception de lui-même. Sa tristesse ne le noie en lui-même que lorsque « ses doubles », les Blancs auxquels sa vie se raccroche, le renvoient à sa négritude !
Il est impossible de vous répondre point par point. Vous survolez d’un seul coup d’aile pour la Martinique et la Guadeloupe deux grandes périodes historiques fondatrices, de 1635 à 1793/94 et 1794-1848, comme si ces deux siècles n’étaient que de la poudre de perlimpinpin ! Il va de soi que les histoires des colonies ne peuvent pas entrer en balance avec le poids des évènements contemporains de la métropole. Pari perdu d’avance à vous mettre en face de vos hyperboles sans racines ? Faîtes tourner le globe terrestre sous vos yeux !
L’assimilation, dîtes-vous, une personnalité collective et individuelle, qui contraint chaque individu dans une image fantasmatique de lui-même ? Alors que dire des Bretons ? La Bretagne n’est rattachée à la France qu’en 1532. Jusqu’en 1789, on ne peut pas la considérer comme un territoire intégré. Les Chouans ne sont pas une pure invention livresque !
Et la Normandie ? La Bourgogne ? L’Aquitaine ?
De 1635 à 1748 (et particulièrement avec Richelieu et Louis XIV qui n’eurent comme obsession principale que les frontières de la France) la France n’est pas celle que 1789 a eu comme objectif principal d’unifier. À noter que La Martinique dès les années 1635 est territorialement considérée par la France comme partie intégrante de la France.
De 1648 à 1697, l’Alsace, l’Artois, la Franche-Comté, sont des terrains percutants de guerre perpétuelle. Le duché de Lorraine n’est acquis qu’en 1766. En 1790, Avignon, Mulhouse et Montbéliard…N’oublions pas Nice. Et l’Alsace et la Lorraine encore en 1870. Le Traité de Versailles de 1919 : encore l’Alsace et la Moselle …).
En proposant l’assimilation aux Martiniquais dans le contrat même de l’abolition de l’esclavage de 1848, Victor Schoelcher estimait que la France faisait preuve de justice et de réparation. La confirmation en 1871 du statut d’assimilation par les ténors du mouvement républicain métropolitain dans la décennie de 1871-1881 demeure une des polarités de leur vision politique sur les Antilles.
Mais un contre courant rame en force contre ce parti-pris. Il a à sa tête Paul Leroy Beaulieu (1843-1916) un des économistes les plus prolixes de son époque qui détient la chaire de Sciences financières à l’École libre des Sciences politiques, est une sommité du Collège de France et à l’Académie des Sciences morales et politiques et on en passe. En dépit des sujets monumentaux qui l’occupent à un niveau interplanétaire, il a encore le temps de s’intéresser aux Antilles françaises.
Il n’en démordra pas de son vivant : le maintien des Antilles françaises était une charge financière sans contrepartie pour la France. Il demandait « le largage » des Antilles et était devenu naturellement un soutien inconditionnel pour les Incorrigibles.
La Défense coloniale (Samedi 5 août 1882) en Martinique : « Le suffrage universel, la mise à l’élection de tous les principaux postes, l’absence de conditions de cens et de propriété, ont pour effet de faire tomber aux Antilles françaises tous les pouvoirs aux mains des nègres. Le pouvoir exécutif débile qui existe en France, se laisse intimider (…) Et envoie dans les colonies des gouverneurs hésitants, pusillanimes, dont la faiblesse accroît les aspirations plus ou moins barbares de la majorité noire. »
D’autres thuriféraires se lanceront sur un autre champ de bataille au début du vingtième siècle : propagandistes de la proposition de vendre les Antilles aux États Unis d‘Amérique.
Cher Francis Affergan, je ne le dissimule pas : vos argumentations m’apparaissent comme étant singulièrement inféodées à ce contre courant des années post 1880, au moment où se décide la Conférence de Berlin de 1884-1885 sur le partage de l’Afrique entre 14 nations (européennes Russie comprise, l’empire ottoman et les Etats-Unis d’Amérique).
L’Histoire des Antilles françaises comme celle des autres Iles de la Caraïbe et sans doute aussi de toute l’Amérique centrale et du Sud est encore un vaste chantier de cet univers désarticulé puis remodelé par les colonisations européennes, soumis aux diktats de la puissance des intérêts impérialistes qui tiennent le monde d’aujourd’hui sous leur férule.
Dans vos convictions se lit la plaie béante de vos assertions : vous ignorez totalement les contextes (humains, sociaux, politiques, historiques, culturels…). Jusqu’à la géographie !
La géographie est une identité ! Le fait insulaire est un facteur identitaire ! Les grandes îles-continents ne se confondent pas avec les petites îles. Les îles de la Caraïbe ne sont pas celles du Pacifique ! Ainsi de suite. Les années postérieures à 1945 qui ont vu se développer les sciences de la Terre ont changé la donne de la préhistoire elle-même !
Un autre siècle d’archéologie a remis en place la position des peuples premiers en Afrique comme en Amérique du Sud, en Océanie. Les Antilles françaises sont en train de renouer leurs liens avec les peuples premiers de la Caraïbe. De grands chantiers sur le champ mémoriel antillais sont encore à ouvrir. Ce n’est que pain bénit pour les chercheurs !
Retrouvant récemment la Martinique, il se peut que vous ayez perçu le présent d’une agitation désordonnée, d’une fièvre sous-jacente dans la continuité des grèves de 2009.
L’actuel présent (depuis 2009 ? Probablement depuis les années 1990-2000), vous remet alors ipso facto dans la même conviction d’un pays précaire, incertain de lui-même, déraciné, fragmenté, délirant et toujours aveuglé par ses œillères.
Sur ce présent, je ne cacherai pas mes appréhensions, mais je me garderais bien d’en tirer un cliché systémique. Les acteurs du présent peuvent décrire, interroger, spéculer, mais ils n’ont pas le recul suffisant pour en tirer des conclusions radicales.
Avec mes salutations
Marlène Hospice