par Rachel Khan Comédienne, ambassadrice du Festival Les Aliennes,
« Noire n’est pas mon métier » sort aujourd’hui 3 mai 2018, aux Éditions du Seuil, édité par Charlotte Rotman sur une idée d’Aissa Maïga avec Nadège Beausson-Diagne, Mata Gabin, Maïmouna Gueye, Eye Haïdara, Rachel Khan, Aïssa Maïga, Sara Martins, Marie-Philomène Nga, Sabine Pakora, Firmine Richard, Sonia Rolland, Magaajyia Silberfeld, Shirley Souagnon, Assa Sylla, Karidja Touré, France Zobda, constituées aujourd’hui en Collectif DiasporAct
C’est pour cela aussi que nous avons choisi ce métier : nous retrouver dans des histoires tissées et métissées qui font vibrer nos âmes et nos cœurs, travailler sans relâche à la recherche d’une esthétique singulière pour révéler toute la magie inattendue du 7ème art.
En ces temps de plan Vigipirate où ma France a mal, l’humeur est fragile. Alors, pour m’évader de ce contexte morbide orné d’idéologies dangereuses et autres replis identitaires, je prends soin de continuer de m’ouvrir, de lire, d’aller au cinéma. Dans ce but, je choisis toujours des films dont l’affiche précise « Bigger than life » ou encore « Feel good movie» ou les deux, pour être vraiment sûre de mon coup.
Mais, le souci, c’est que souvent ça ne marche pas. Je ressors de la salle obscure avec un tel blues que je me croirais sur les bords du Mississippi. Peut-être que je me suis trompée de séances ? Que c’était des films d’époque, d’avant la couleur?
En tout cas, ce que je vois au cinéma ce n’est ni la France des lumières (et de ses frères) ni la France « une et indivisible » consacrée par notre Constitution.
De la même manière, entre les rôles de femmes de ménages ou de prostituées que l’on me propose pour lesquels « l’accent africain » est de rigueur, il semblerait qu’un nouveau genre cinématographie soit en train de voir le jour : le less than life, next to nothing. En somme, des films en dessous de la réalité, où aucune noire n’est médecin, avocate, ou ne pourrait vivre une histoire d’amour de folie.
Mais où sommes nous et en quelle année? C’est étrange une telle disparition ? A mon avis, c’est moi qui dois débloquer totalement.
Car, en tant qu’artiste européenne, je sais que ma #France, mon pays de l’exception culturelle, qui protège bec et ongle la diversité artistique, ne peut pas faire ça. Cette fois c’est sûr j’ai une tendance parano. Il faut que j’appelle mon psy.
Mais, au moment où je prends mon téléphone, il se met à vibrer. C’est Aïssa. A cause du hasard qui n’existe pas, elle me dit qu’elle a eu une idée, qu’on est beaucoup d’actrices à en avoir marre d’être sur les bords du Mississipi, avec Mam Scarlette et les couleurs pourpres dans la tête, que notre pays c’est la France, que nos fleuves sont la Loire et la Seine. Ou la Scène ! Je lui réponds. Mais là, elle me dit de me dépêcher au lieu de faire des blagues, parce qu’il est temps. Temps de passer aux actes, d’arrêter cette violence sourde, lancinante, perfide, pernicieuse qu’est cette disqualification artistique du fait de la couleur de notre peau.
Alors, bien à l’heure parce qu’il est temps, je retrouve mes consœurs actrices vers République pour nous faire de la place.
Là, malgré nos différences fortes mais rétrécies sous l’emprise des regards extérieurs qui nous réduisent au plus petit dénominateur commun qu’est notre couleur, nous partageons nos expériences de casting, de rôles stéréo-typés, clichés place Clichy, tous ces personnages, qu’on nous donne à jouer, bloqués dans des cases aux relents néocoloniaux assortis d’une pointe d’exotisme sexuel.
Cette fois, on ne se regarde plus dans le blanc des yeux, on ne fait plus la fine bouche ! Le cinéma que nous vivons est celui du 18ème siècle. Il faudrait, peut-être appeler Victor Schoelcher pour nous sortir de ce pétrin, faire quelques choses comme une déclaration d’abolition. Mais, comme il est mort depuis longtemps, on a pris nos stylos.
Nous avons écrit ce livre « Noire n’est pas mon métier », toutes les 16, de concerts, avec à l’intérieur nos histoires intimes, dans les coulisses du cinéma, qui révèlent une situation intenable pour notre France symbole de liberté, d’égalité et de fraternité.
Toutes les seize, stylo en main pour briser le silence, pour ne plus être ni complices, ni victimes d’une situation archaïque. Car, la première victime, ici, c’est le cinéma français amputé de son énergie et de ses talents.
Puis, par ricochet, l’autre victime, c’est la France elle-même qui, coincée dans une imagerie des siècles esclavagistes et coloniaux, devient la risée des États-Unis pourtant dirigés par Trump ou de l’Angleterre du Brexit.
Nous ne pouvons plus nous taire. Nos propres enfants nous demandent déjà « pourquoi ? » lorsqu’ils regardent nos écrans.
Alors, parce que l’art prépare l’avenir, surtout dans un monde d’images, nous avons cette responsabilité, de dire, d’agir, d’être vigilantes pour prendre soin de notre France autant que de son cinéma, nous rappelant à chaque instant son essence même.
A l’heure où les enjeux de développement durable, de bio-diversité sont en première ligne, à l’heure des révolutions technologiques, numériques, biotechnologiques, des identités multiples dans ce monde rétrécis, il est temps après ce « silence » que le cinéma redevienne « moteur » pour une pensée ouverte et un imaginaire renouvelé. « Action ».
Le cinéma c’est prendre des risques, s’engager, faire preuve de courage, ne pas se soumettre à une propagande sourde, mais au contraire faire de « l’autre » le héros d’une histoire, être à l’avant garde, raconter des récits imprévisibles mais nécessaires pour un monde plus juste, hors normes, hors cadre mais dans le champs, sans case étouffante pour créer en liberté des liens singuliers capables de nous émouvoir ensemble.
C’est pour cela aussi que nous avons choisi ce métier : nous retrouver dans des histoires tissées et métissées qui font vibrer nos âmes et nos coeurs, travailler sans relâche à la recherche d’une esthétique singulière pour révéler toute la magie inattendue du 7ème art.
Il est temps de sublimer les couleurs qui sont les nôtres, de rompre avec des cloisons mentales dangereuses pour qu’enfin seules nos salles restent obscures.