A observer très rapidement le processus ci-dessus rappelé, on pourrait en première analyse s’en féliciter et souligner la bonne santé démocratique de notre pays. En réalité, il n’est pas certain, en seconde analyse, qu’il y ait là matière à se réjouir. Une chose en effet est de consulter la population concernée, conformément d’ailleurs aux exigences constitutionnelles (art. 72-4) ; une autre, plus importante encore, est de respecter le choix effectué par le peuple, car il n’est pas de vie réellement démocratique qui puisse s’affranchir de cette exigence-là.
Or, les signataires doutent très sérieusement que les deux projets de loi soient bien conformes aux réponses données par la population martiniquaise les 10 et 24 janvier 2010. En rejetant l’article 74 et en acceptant la collectivité unique qui demeurait régie par l’article 73, les martiniquais et les martiniquaises ont fermement et majoritairement exprimé leur volonté de rester dans le droit commun et singulièrement dans l’article 73. C’est qu’intuitivement, ils ont perçu les valeurs véhiculées par ce droit commun. Etre soumis au droit commun (régime législatif général, régime électoral, organisations administratives, compétences…), c’est partager les mêmes valeurs avec l’ensemble de la République ; c’est se soumettre aux mêmes efforts et refuser de rechercher outrancièrement le confort de situations particulières. C’est se dire citoyens français à part entière, activement et passivement.
Les deux projets de loi organisent pourtant une sortie du droit commun non seulement actuel, mais également à venir. Il suffit de lire l’exposé des motifs du projet de loi ordinaire pour s’en convaincre. Il indique en effet que la singularité statutaire des collectivités d’outre-mer que sont la Martinique et la Guyane nécessite de leur garantir « la possibilité de ne se voir appliquer les évolutions de droit commun à venir que si ces dernières ne sont pas contraires à leur spécificité institutionnelle » (p. 2). Et de fait, les dispositions des deux projets vont bien dans le sens de l’exclusion.
C’est tout d’abord vrai du projet de loi organique.
En répondant « oui » à la question référendaire le 24 janvier 2010, la population martiniquaise s’est prononcée dans l’ordonnancement juridique précis qui existait à ce moment-là et qui conditionnait par bien des aspects sa réponse. Singulièrement, la durée des habilitations qu’une collectivité d’outre-mer pouvait solliciter dans le cadre de l’article 73 était limitée à deux ans (art. L. O. 3445-6 du Code général des collectivités territoriales). Ce point est essentiel puisque toute loi « locale ou pays » déroge nécessairement au droit commun national sur la question qu’elle concerne, en organisant un régime législatif propre au territoire sur lequel elle s’applique. Or, voici qu’avec le projet de loi organique l’habilitation sera donnée « pour une durée qui ne saurait excéder la durée du mandat au titre duquel a été élue l’assemblée qui présente la demande », c’est-à-dire six ans, augmentant ainsi la durée pendant laquelle des lois locales pourront être votées. Le risque est, à l’expiration d’un certain temps, qu’existe sur bien des aspects un droit local substantiellement différent de celui qui existe sur le plan national et que l’on parvienne par ce biais à une forme de spécificité législative, caractéristique d’un article 74. Est-ce bien cela que souhaitait le peuple et est-il de bon aloi de modifier, après l’expression du vote, le cadre juridique qui le conditionnait ?
Mais c’est ensuite tout aussi vrai des dispositions concernant la prochaine collectivité unique. Deux séries d’entre elles méritent d’être signalées.
Il s’agit en premier lieu, de celles concernant le conseil exécutif (art. 3 du projet de loi). De quoi s’agit-il ? Il s’agit purement et simplement d’une sorte de gouvernement local (le Président et les membres du conseil exécutif), avec une assemblée (l’assemblée de Martinique), qui pourront proposer et faire voter sur place des lois locales après avoir obtenu une habilitation au niveau national et qui seront en charge des affaires du pays. A bien y regarder, cette structure institutionnelle et cette organisation législative sont à maints égards celles des collectivités relevant de l’article 74. C’est le cas par exemple de nos voisins de Saint Martin et de Saint Barthélémy, pour ne citer que les plus proches, qui ont fait le choix de passer dans le régime de l’article 74, alors que la population martiniquaise, elle, a expressément refusé cet article et a dit sa volonté de rester dans le cadre de l’article 73. Et pourtant, en dépit de choix contraires, elles vont se retrouver avec une organisation institutionnelle et juridique assez proche et qui relève davantage de l’article 74. Il est d’ailleurs symptomatique de relever que la dénomination retenue par le Gouvernement pour la futur collectivité de Martinique est calquée sur celle de ces collectivités qui relèvent de l’article 74. Observons qu’il n’était pas difficile, si on l’avait réellement voulu, de rester dans le droit commun institutionnel, puisque la Guyane l’a fait elle, en adoptant la structure président et commission permanente ((art. L. 7121-1). Au lieu de cela et de manière pratiquement clandestine, on tente d’imposer à la Martinique une forme d’article 74 déguisé, au mépris du vote populaire.
Et comme si cela ne suffisait pas, cette organisation institutionnelle est porteuse d’un déficit démocratique grave. Sans doute était-il important d’assurer une réelle stabilité au conseil exécutif pour lui permettre d’assurer ses missions. Fallait-il pour autant aller jusqu’à rendre pratiquement impossible son renversement par l’assemblée de Martinique ? C’est pourtant ce à quoi parvient le projet de loi au prix d’un double verrou. D’une part en effet, la recevabilité de la motion de défiance suppose que soit une réunie la majorité absolue des membres de l’assemblée. D’autre part, cette motion ne peut ensuite être adoptée qu’à la majorité des trois cinquièmes des membres de l’assemblée. C’est dire la difficulté voire l’impossibilité de renverser ce futur conseil exécutif, ainsi assuré d’une forme d’impunité politique. Qu’est-ce qui justifie un tel déficit démocratique ?
Or, voici qu’à une organisation institutionnelle peu démocratique, s’ajoute en second lieu un régime électoral qui appelle les mêmes critiques. Le projet de loi ordinaire a fait le choix d’un scrutin de liste à la proportionnelle, une prime de 20 % des sièges à pourvoir étant au surplus attribuée à la liste qui aura obtenu la majorité absolue des suffrages exprimés au premier tour, ou le plus grand nombre de voix en cas de second tour (art. 5).
Ces dispositions appellent des critiques d’abord pour des raisons de principe. Pourquoi imposer à la Martinique le scrutin proportionnel quand, pour la métropole, la loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales prévoit, elle, que les prochains conseillers territoriaux seront élus au scrutin uninominal majoritaire à deux tours (art. 1er) ? Rappelons que si l’alinéa 1er de l’article 73 de la Constitution autorise l’adaptation des lois et règlements pour les départements et régions d’outre-mer, c’est seulement en raison de leurs caractéristiques et contraintes particulières. Or, quelles sont ces contraintes et caractéristiques particulières qui justifient que ne soit pas appliqué en Martinique le mode de scrutin de droit commun qu’est le scrutin uninominal majoritaire à deux tours ? Quelles justifications apporter à cette prime majoritaire non prévue pour la métropole, alors qu’elle est de surcroît de nature à accentuer l’hégémonisme d’un parti ? Vainement les chercherait-on, car il n’en existe pas, exposant de ce fait cette disposition à un risque sérieux d’inconstitutionnalité.
Ces dispositions électorales nous paraissent ensuite critiquables pour des raisons pratiques. Sans doute le scrutin proportionnel a-t-il l’intérêt de permettre une juste représentation des idées, pour autant qu’elles rencontrent un écho suffisamment significatif dans la population. Reste qu’il n’est pas moins vrai qu’il a pour inconvénient majeur, contribuant ainsi au déficit démocratique dont il a été question précédemment, de mettre l’élection entre les mains des partis : ne figureront sur la liste, et en tout cas à une place éligible, que ceux qui seront dans la ligne de la direction du Parti. A l’inverse, le scrutin uninominal majoritaire fait de l’électeur l’acteur essentiel, car c’est lui qui finalement choisira ou non directement son élu, ce dernier bénéficiant de ce fait d’un ancrage territorial très fort dans sa zone électorale, sans parler de la proximité avec ses électeurs. Les signataires ne comprennent donc pas que ce scrutin uninominal majoritaire soit écarté pour la Martinique, quand il est expressément choisi comme droit électoral commun pour la France.
Convaincus qu’ils sont de l’importance symbolique et pratique du droit commun et fermement attachés au respect de la volonté exprimée par les électeurs, les signataires attendent par conséquent des pouvoirs publics une remise à plat des projets de loi et l’adoption de dispositions plus conformes à cette volonté. Devra s’y ajouter une planification de la mise en place de cette collectivité unique dans un délai plus approprié et plus propice au succès d’une réforme institutionnelle de cette importance. 2014, date d’application au niveau national de la loi de réforme des collectivités territoriales du 16 décembre 2010, leur paraît parfaitement convenir.
Michel CHALONO
Médecin spécialiste
Robert CHARLERY- ADELE
Directeur honoraire des services fiscaux
Victor DORDONNE
Ancien adjoint au Maire de Schoelcher
Jean MARAN
Ancien député-Maire
Max ORVILLE
Enseignant
André LESUEUR
Ancien député,
Maire de Rivière Salée et Conseiller régional
Roger LISE
Ancien Sénateur
Léon-Laurent VALERE
Ancien Bâtonnier,
Premier Président honoraire de Cour d’appel
Georges VIRASSAMY
Professeur des Universités, Avocat à la Cour