Par Carole Boinet
Dans son dernier numéro, le Vogue Pays-Bas publie une série mode mettant en scène une mannequin blanche au visage peint en noir. Avant lui, l’Officiel, Numéro et Vogue Paris s’y sont essayés. Quelle est cette étrange mode ?
En février dernier, Numéro, un magazine de mode français, publiait une série de photos intitulée “African Queen”, mettant en scène la mannequin blanche Ondria Hardin avec la peau artificiellement cuivrée. La corrélation entre sa peau exceptionnellement foncée et le titre de la série avait déclenché la polémique, conduisant le magazine à publier un communiqué. Si la rédaction présentait ses excuses “à tous ceux ayant été offensés par cette série mode”, elle affirmait ne pas avoir “participé au processus créatif”. Le photographe Sebastian Kim s’était lui aussi excusé, précisant n’avoir jamais été au courant que la série de photos serait titrée “African Queen”.
Depuis, on pensait que le monde de la mode avait retenu la leçon. Mais non. Dans son dernier numéro, le Vogue Pays-Bas publie une série mode mettant en scène une mannequin blanche, le visage peint en noir, affublée, sur une photo, d’une perruque crépue, portant, sur un autre cliché, une valise ronde siglée Louis Vuitton, comme s’il s’agissait d’un tam-tam. La série vise à rendre hommage au travail de Marc Jacobs, qui s’était notamment inspiré pour ses collections automne 2008 et printemps 2009 chez Louis Vuitton de Joséphine Baker et Grace Jones. Mais pourquoi peindre le visage de la mannequin danoise Querelle Jansen pour faire référence à deux égéries noires au lieu de prendre une mannequin noire ?
La pratique est sinon courante, du moins régulière. Numéro y avait déjà eu recours en 2010 quand il avait fait poser la mannequin blanche Constance Jablonski avec la peau bronzée, une perruque afro (tantôt blonde tantôt brune) et un enfant métis dans un décor champêtre tendance savane. En 2009, le Vogue français publiait une série de photos de Steve Klein mettant en scène la blonde Lara Stone le corps entièrement maquillé en noir, déclenchant immédiatement la polémique. Le Cran (Conseil représentatif des associations noires) avait publié un communiqué dans lequel il déclarait :
“La rédactrice en chef de Vogue, Carine Roitfeld, et le photographe Steven Klein doivent comprendre que maquiller un top model blanc en noir, aux seules fins de divertir leur lectorat, est choquant et inacceptable. (…) A une époque où les mannequins noirs se plaignent des discriminations qui sévissent lourdement dans le monde de la mode, où des centaines de milliers de femmes choisissent de se blanchir la peau plutôt que d’être noires (…) il est difficile de dire à quel point ces images sont malvenues.”
En 2010, pour ses soixante ans, le magazine Stern Fotografie propose différentes photos de Claudia Schiffer par Karl Kalgerfeld en couvertures. Sur l’une d’elles, la mannequin pose avec la peau foncée et une perruque afro. Et les hommes ne sont pas en reste. La même année, L’Officiel Hommes publie une série mode avec le mannequin blanc Arthur Sales, la peau maquillée en noir et une perruque afro vissée sur la tête. Citons encore la couverture de l’édition rouge de The Independent avec une Kate Moss noire en 2006.
Le retour de la “Black face” ?
Dans un article qu’il consacre au sujet en 2009, le blog Jezebel dresse un parallèle avec la pratique des “black face” sur laquelle reposent les “minstrel shows”, des spectacles très populaires qui voient le jour au début du XIXe siècle aux États-Unis, et qui mettent en scène des comédiens blancs aux visages noircis caricaturant l’homme noir.
A partir du XIXe siècle et jusqu’au début du XXe , aux États-Unis, des comédiens blancs présentent des spectacles très populaires baptisés “minstrel shows” dans lesquels ils se noircissent le visage (pratique du “black face”). Depuis, le fait de maquiller une personne blanche en noir a une connotation très raciste, surtout outre-Atlantique où la blessure des “black face” n’est pas totalement cicatrisée.
Mais depuis quand la mode s’amuse-t-elle avec cette pratique du “black face” ? Frédéric Godart, auteur de Sociologie de la mode (ed. La Découverte, 2010) affirme que “ce n’est pas récent” sans pouvoir véritablement citer un exemple antérieur aux années 2000. “Ce qui est récent, ce sont les réactions, qui sont de plus en plus fortes. Compte tenu de la façon dont l’information circule, les travers dans lesquels tombe l’industrie de la mode sont immédiatement épinglés“, explique-t-il, “on peut se. demander si l’intention est raciste ou pas, probablement pas, mais c’est un problème d’utiliser ce type de codes qui seront mal perçus. C’est un manque de tact”
Frédéric Godart tient tout de même à rappeler que “la mode fonctionne avec des éléments sémantiques et culturels immédiatement identifiables”. Ce qui explique donc le recours à certains stéréotypes pour réaliser des séries mode sur l’Afrique. “Il y a aussi eu des problèmes avec la représentation de la femme japonaise en geisha, en femme soumise. Là, on associe une dimension raciste à une dimension sexiste. Ou on va mettre une plume à une femme et ça va être une référence aux Amérindiens”. En novembre dernier, la marque de lingerie Victoria’s Secret avait dû présenter ses excuses aux Amérindiens après avoir fait défiler Karlie Kloss avec une coiffe amérindienne.
Dans l’article du Guardian consacré à la couverture de The Independent que l’on mentionnait plus haut, la journaliste écrit : “je suppose que c’est fait pour être subversif, mais qu’est-ce que cela dit des races aujourd’hui lorsqu’un journal de qualité décide que ses lecteurs n’auront une vision de l’Afrique qu’à travers une mannequin blanche maquillée en noir plutôt qu’à travers une réelle mannequin noire ?”
Où sont les minorités ?
Au-delà du recours aux stéréotypes, les photos taxées de “black face” rappellent surtout à quel point les minorités sont peu représentées dans la mode. “Toutes les études montrent qu’on a une sous représentation drastique des modèles noirs et asiatiques. On le voit aussi en Chine où les mannequins sont très souvent blanches“, rappelle Frédéric Godart. Selon Jezebel qui a tenu les comptes, à la dernière Fashion Week automne-hiver de New York, 82,7% des mannequins étaient blancs.
Catherine Ormen, chargée de la création du Musée de la mode à Marseille et auteur d’une Brève histoire de la mode (Hazan, 2011), déplore aussi la sous-représentation des minorités dans cette industrie et la publication de séries mode avec des mannequins peintes en noir. Pour elle, il y un problème plus général : celui des “images hyper léchées qui ne représentent pas la réalité”. Pour autant, elle y voit un exemple du processus de “sublimation” appliqué par l’industrie de la mode :
“Cette transfiguration- puisqu’il s’agit vraiment de ça avec la peinture d’un corps en noir- consiste à pousser encore plus loin l’image du rêve et d’une chose irréelle.”
A ce propos, elle cite une photographie de Man Ray représentant une main blanche et une autre peinte en noir. “Ça [ces séries mode – ndlr] participe du phénomène de l’outrance, comme mettre un homme en femme, présenter des femmes très maigres, des photos très léchées grâce à Photoshop. C’est le même processus qui consiste à aller toujours plus loin pour surprendre, attirer le regard, enfoncer de nouvelles portes. C’est un peu le phénomène d’avant-garde“.
Néanmoins, si la mode a un fort côté artistique, elle reste, pour Frédéric Godart, une industrie qui se doit, comme toute industrie, “d’avoir une attitude éthique et d’être sensible aux réactions de ses consommateurs“. Il conclut : “il y assez de créativité dans la mode pour qu’ils puissent se défaire de ces stéréotypes, voire les combattre. S’ils veulent jouer sur le blanc/noir, on peut envisager une campagne avec 50% de mannequins blancs et 50% de mannequins noirs !“