Au XIXe siècle, on ne manquait pas de lui rappeler ses origines, mais jamais en face, car Dumas avait hérité de la stature de colosse de son père et de son habileté aux armes.
Un dessinateur, Cham (descendant du comte de Noë, le propriétaire de Toussaint-Louverture) le persécuta à coup de caricatures toutes plus racistes les unes que les autres. Quand Dumas quittait un salon, certains ouvraient les fenêtres au motif que « ça puait le nègre ».
Dumas publiait énormément, surtout des feuilletons, et vivait de sa plume. Comme il dépensait beaucoup, étant très généreux, il fut obligé d’engager de nombreux collaborateurs qui accomplissaient les recherches historiques qu’il n’avait le temps de faire et traçaient souvent le canevas de ses œuvres. A partir de cela, Dumas se mettait au travail et mettait sa touche de génie, fort aisément reconnaissable. Dumas ne quittait guère sa table de travail, d’où son embonpoint final, comme tous les forcenés de l’écriture (Balzac, George Sand).
Tant qu’on faisait passer Dumas, qui est l’auteur français le plus lu à l’étranger, pour un « caucasien », il n’y eut pas de problème.
Je brisai l’omerta en osant écrire que son père était né esclave. Alexandre Dumas, le dragon de la Reine (épuisé) était la seule biographie publiée en France depuis la mort du général (mis à part celle d’Ernest d’Hauterive, époux de l’arrière petite-fille du général, qui était parue en 1897). J’ai récidivé avec Le Diable noir (publié chez Alphée en 2008 et que j’ai moi-même adapté en documentaire de 52′, préacheté mais non encore diffusé par France 2, avec Stany Coppet dans le rôle du général Dumas).
En 2002, Valérie Terranova, conseillère de Jacques Chirac (et mêlée ensuite au coup d’État contre Haïti) décida (sur les recommandations d’un de ses amis) d’annoncer l’entrée au Panthéon d’Alexandre Dumas pour faire un « coup » avant les élections de 2002.
La date de la cérémonie, très contestée à Villers-Cotterêts (où reposait Dumas), fut fixée au 30 novembre 2002. Le président du Sénat, Poncelet, m’invita, à cette occasion, à prendre la parole publiquement pour rendre hommage au général Dumas, dont je rappelai qu’il était arrivé en France sans-papiers, ce qui sema la panique à l’Élysée (dont Dominique de Villepin, entouré d’un cabinet qui n’était noir qu’à cause de ses méthodes, était alors le secrétaire général).
Un auteur, Bernard Fillaire, avait publié de son côté un livre, Alexandre Dumas et associés. Le but de cet ouvrage était fort malsain. Il s’agissait de faire savoir qu’Alexandre Dumas ne méritait pas les honneurs qu’on lui rendait enfin, parce qu’il n’aurait pas écrit ses livres lui même.
En fait, Bernard Fillaire n’avait pas inventé grand-chose. Il ne faisait que mettre au goût du jour un pamphlet publié en 1845 par Eugène de Mirecourt sous le titre Dumas et Cie, fabrique de romans. Avant de laisser tomber la copie et de parler de l’original, notons au passage que c’est Bernard Fillaire qui a écrit le «livre» destiné à faire la promotion de Lilian Thuram, fort inspiré, paraît-il, du travail de divers auteurs non cités.
Drôle de choix, Lilian : tu ferais bien de te méfier de tes « conseillers en communication » qui ne songent qu’à t' »essorer », mais te desserviront, à la longue.
Le pamphlet de Mirecourt était ouvertement négrophobe et d’une violence telle que Dumas dut se résoudre à déposer plainte. Il obtint la condamnation de Mirecourt le 16 mai 1845 à une amende, assortie de 15 jours de prison pour diffamation.
L’aggravation pour cause de racisme n’existait évidemment pas à l’époque (l’esclavage étant toujours en vigueur dans les colonies). Dommage. Qu’on en juge plutôt : « Grattez l’écorce de M. Dumas et vous trouverez le sauvage… Les joujoux le séduisent, les fanfreluches lui tournent le cerveau : Nègre ! »
Quel rapport entre le livre raciste de Mirecourt et L’Autre Dumas de Nebbou ? C’est la même entreprise. Les négrophobes se sont engagés dans la brèche ouverte par Bernard Fillaire (continuateur de Mirecourt) et ont pu œuvrer avec le soutien de l’appareil raciste d’État mis à contribution pour préparer l’attaque contre Haïti et l’enterrement de la loi Taubira.
Au moment où Pétré-Grenouilleau, grâce à Villepin, à Régis Debray et à Chirac, surgissait du néant où il est depuis retombé, une pièce de théâtre particulièrement nulle était, comme par hasard, écrite et montée pour vilipender Dumas et y faire la promotion d’un inconnu insignifiant, mais blanc de peau, donc providentiel : Auguste Maquet.
Maquet fut au nombre des collaborateurs du romancier : un raté complet, obscur professeur d’histoire. Encouragé par le pamphlet de Mirecourt, auquel il n’était pas étranger, il profita de l’attaque diffamatoire contre Dumas pour l’accabler à son tour de procès, revendiquant une place de co-auteur et, bien sur, des droits en conséquence. Maquet mourut fort riche. Dumas dans la misère.
L’idée a dès lors été soufflée à un réalisateur, Safy Nebbou, de faire, à partir de ce navet glorifiant le nain jaloux Maquet, un film ouvertement négrophobe : on « réhabiliterait » Maquet, le génie méconnu qui deviendrait le « nègre », l' »esclave », exploité par un salaud d’imposteur incapable d’écrire une ligne, et Dumas deviendrait l’imbécile, l’analphabète, le négrier.
La victime deviendrait bourreau, selon les bonnes vieilles méthodes de la propagande coloniale. Puisque les Français commençaient à être informés sur les origines d’Alexandre Dumas et qu’ils n’en étaient que plus admiratifs, il devenait urgent de le salir. On ferait à Dumas ce qu’on a fait à Aristide : deux Haïtiens dérangeants.
Comme on peut s’en douter, Nebbou n’a pas eu de mal à trouver un producteur et à rassembler 11 millions d’euros sur ce projet ignoble.
Au moins Nebbou, et c’est tout son « mérite », n’y est pas allé par quatre chemins. On aurait pu imaginer un film sur les rapports entre Dumas et Maquet, faisant au moins la part des choses. Non, là c’est un film contre Dumas et à la seule gloire de Maquet.
Le Point, l’hebdomadaire que M. Pinault s’est offert avec l’argent des arbres « exotiques » abattus dans les vieilles forêts d’Afrique, l’hebdomadaire où l’on encense, quand il le faut, les Pétré Grenouilleau et Pap Ndiaye, ne s’y est pas trompé en titrant : «Maquet, l’esclave de Dumas». Beaucoup de journalistes ont éprouvé un frisson de jouissance à faire des jeux de mots sur le terme «nègre».
Mais Nebbou est allé plus loin encore. Quitte à nier la négritude de Dumas pour la reporter sur Maquet, il a choisi pour incarner Dumas le plus « gaulois » des acteurs qu’il pouvait trouver : Gérard Depardieu, ou si l’on préfère, Obélix.
Je n’ai rien contre Depardieu, qui est un très grand acteur. Je l’ai vu débuter et remarqué dans La Chevauchée sur le lac de Constance de Peter Handke en 1970 alors qu’il était absolument inconnu.
Pour les mêmes raisons que Dumas, sans doute, (l’argent), Depardieu a participé à des films qui étaient indignes de son talent. Celui-ci est vraiment en tête de liste de ses navets alimentaires. Mais c’est en plus un film abject.
Ni Depardieu, ni Poolevorde, certainement, n’ont compris dans quelle entreprise on les avait embarqués. D’après les rumeurs, Poolevorde aurait toutefois rué dans les brancards durant le tournage, et c’est tout à son honneur.
Au moment où les descendants d’Africains de France se battent pour obtenir un peu de respect et la reconnaissance de leurs héros bafoués, était-il convenable de confier le rôle de Dumas, dont la grand-mère était une esclave noire de peau, au blondinet Depardieu, affublé d’une perruque frisée grotesque ?
Confierait-on le rôle de Molière à mon ami Alex Descas, le plus grand acteur français de sa génération ?
Les acteurs d’origine africaine ou antillo-guyanaise sont tous mes amis et je voudrais leur rendre ici hommage. Ils ont du talent et ils souffrent parce qu’on ne refuse de les employer (et ce n’est certainement pas l’agence de promotion pour la culture de l’outre-mer – le bureau des bals boudins et du zouk – que Frédéric Mitterrand s’apprêterait à confier Patrick Karam, l’agent de Villepin et des békés, le coordinateur officiel du misérabilisme antillais, chargé de la persécution judiciaire, aux frais de l’Etat, des détracteurs de ce même misérabilisme, qui va améliorer leur sort).
Ce refus est particulièrement marqué quand il s’agit de la télévision publique qui, du reste, a financé L’Autre Dumas, comme elle avait financé un navet à la gloire de Napoléon passant le rétablissement de l’esclavage sous silence (un point de détail, sans doute).
Ce qu’a fait Safy Nebbou est une véritable insulte pour les acteurs issus de la diversité. Je sais les difficultés qu’ils éprouvent au quotidien pour vivre de leur talent. J’ai été moi-même élève, dans ma première jeunesse, d’un cours d’art dramatique dont le professeur s’était d’emblée adressé à moi pour me dire : « Oh vous, c’est sûr qu’on aura du mal à vous trouver des rôles dans le répertoire ! » J’ai immédiatement quitté le cours et, plus tard, je me suis mis à la tâche pour qu’un jour, il y ait des rôles pour tout le monde.
Ce qui est grave, c’est que si L’Autre Dumas est un succès, on n’hésitera pas à s’emparer des héros de la diversité pour les faire jouer systématiquement par des acteurs « blancs» plus ou moins grimés comme ce fut le cas aux débuts du cinéma hollywoodien.
L’attaque de Nebbou contre Dumas est d’autant plus monstrueuse que l’on avait toujours refusé en France de faire un film sur cet auteur, pour ne pas avoir à évoquer ses origines.
Personne ne sera surpris de la promotion gratuitement consentie à ce film. Michel Drucker s’indigne, paraît-il, que Dumas n’ait pas écrit lui-même ses livres. Dumas a écrit ses livres.
Mais je conseille à tous ceux qui n’ont pas écrit les leurs un peu de décence, si ce n’est de prudence. L’édition est un petit milieu. Imaginons que tous les Maquet d’aujourd’hui révèlent au grand public le nom des ouvrages auxquels les auteurs n’ont apporté que leur nom sur la couverture ou un brouillon impubliable. Beaucoup de journalistes de télévision, certainement, y perdraient de leur crédit et peut-être même leur place. Ne parlons même pas des hommes politiques.
J’ai publié ce printemps (en tant que directeur de collection d’une maison d’édition) et longuement préfacé La Vendée et Madame, un livre que Dumas avait écrit en 1833 pour le général Dermoncourt, compagnon de son père.
J’avais rétabli la vérité. Un journaliste du Figaro Magazine qui, pourtant, avait accepté de boire et de manger son saoul dans un de ces restaurants dont les nègres sont cachés dans les cuisines (le journaliste était invité, selon l’habitude de beaucoup de journalistes, par l’attaché de presse, aux frais de la maison d’édition).
Un journaliste, donc, du Figaro Magazine, s’était déchaîné sur deux pages, avec une âpreté singulière, pour dire que ce n’était pas Dumas qui avait pas écrit La Vendée et Madame, mais bien le général Dermoncourt. C’est parfaitement absurde car tout le monde sait que Dumas est bien l’auteur de ce livre et que la moindre des choses, en le rééditant, était de le mettre au crédit de son véritable auteur.
Mais pour ce journaliste, cette réhabilitation, que j’avais entreprise, allait à l’encontre du film de Nebbou, alors en tournage et dont il participait certainement déjà à l’entreprise de promotion. Il faut imaginer, en effet, la part de budget de L’Autre Dumas qui a pu être consacrée à régaler les journalistes, qui cette fois semblent avoir au moins la reconnaissance du ventre.
Dumas, étant un nègre, était incapable d’écrire. Donc il ne pouvait avoir écrit pour un autre. Cette thèse développée dans Le Figaro Magazine était en fait empruntée au livre de Mirecourt condamné par la justice où, de la même manière, dès 1845, on niait que Dumas ait été capable d’écrire le livre du général Dermoncourt.
De plus, le fait que ce soit moi qui écrive sur Dumas était parfaitement inacceptable. Je fus traité de « gentleman mystificateur ». Et Le Figaro Magazine titra : Inédit de Dumas : un faux !
L’Autre Dumas sort le 10 février, trois semaines après le cataclysme qui a fait plus de 200 000 morts au pays d’Alexandre Dumas, une semaine avant que le Président de la République ne se rende en Haïti.
Voilà qui montre bien l’opinion qu’une certaine France peut avoir des Haïtiens et plus généralement des descendants d’esclaves, dont Dumas est l’un des plus illustres.
Comment réagir ?
1°/ En n’allant pas voir L’Autre Dumas et en appelant à le boycotter parce que ce film est tout simplement une incitation insidieuse à la haine raciale.
2°/ En signant et en faisant signer la pétition pour qu’un hommage soit enfin rendu au père de la victime de ce film, le général Alexandre Dumas. Ainsi, la promotion raciste qui va être mise en œuvre pendant toute la semaine bénéficiera au moins à une entreprise qui ne l’est pas.
Claude Ribbe,
écrivain,
Président de l’association des Amis du général Dumas