Constat 2
Les « Ateliers de l’Imaginaire », qu’on agite depuis quelque temps pour épater les gogos, est un cas d’école très intéressant pour l’étude de cette inclination à l’évitement de la réalité et au « bavardage ». Cette dénomination prétentieuse et emphatique est en fait une énième opération d’autojustification et d’autolégitimation inscrite dans une logique de « fétichisme politique ».
Le fétichisme politique, c’est cette « dé laïcisation » du politique et sa dérive vers le magico religieux. On assiste alors à un détournement de la relation de délégation ou de représentation. Le « porte-parole », le « mandataire », se transforme, ce faisant, en « oracle », il est le groupe, il est la « Nation », en un mot, il est leur incarnation transcendantale, dépositaire exclusif de leur parole et de leur vérité. La magie opère, parce qu’il est aussi de la nature de la « délégation » que les agents sociaux qui ont mandaté tendent à s’abandonner à des transports d’idolâtrie, et consentent à la dépossession, à la dépolitisation. L’usurpation est un possible de la « délégation » et les « prédateurs » à l’affût des vulnérabilités des uns et des autres et du moindre signe de faiblesse collective le savent. Ils se sont ainsi appliqués, opiniâtrement, depuis la « prise » de la « Capitale » en 2001, à imposer leur vision du monde social en usant de leur capital de notoriété et de prestige et en profitant de la capitulation des intellectuels et des journalistes. Cette « vision », c’est-à-dire ces représentations imaginaires à travers lesquelles on nous somme de nous percevoir chacun et de les percevoir,, est mise en forme dans un univers factice, un monde de mots, d’images, de symboles. Un monde où « l’élu » (au sens religieux) tout puissant maîtrise totalement les évènements.
Un monde, où pour éviter que le vécu quotidien ne vienne contredire la fiction de la « toute puissance », on parasite les mémoires qu’on soumet à fugacité et à la discontinuité de l’instant et on brouille les frontières entre « le dire » et « le faire », entre « le dire vrai » et « le dire faux », entre le discours et le vécu. On comprend mieux maintenant ce goût immodéré du sensationnel et de la mise en scène, cette avalanche d’annonces intempestives et de coups médiatiques, cet usage calculé du mensonge. La base de cet édifice improbable – car malgré tout le réel résiste, surtout dans les contextes de crise – est un bric-à-brac d’idéologies d’un autre temps où tout recul critique est inconvenant et inconcevable. D’où cette mystique du chef et l’instrumentalisation du religieux (visite de l’Abbé PIERRE, bénédiction de la Tour de la Pointe Simon par l’Archevêque de la Martinique, infiltration des groupes charismatique, hindouiste et rasta…).
Ces manœuvres d’apprentis sorciers ne sauraient effacer, en aucune sorte, le fait indiscutable que ceux d’aujourd’hui, comme ceux d’hier et d’avant-hier ne gouvernent effectivement et pleinement que peu de chose.
Constat 3
Nous sommes depuis la loi de la Départementalisation de1946 associés à la gestion de nos propres affaires. « Associés», pas plus…Bien que dans le contexte colonial de l’époque, ce droit d’association ouvert à tous et non plus exclusivement à la caste dominante, ait été une avancée politique et démocratique décisive. La décentralisation n’a fait que le conforter en y ajoutant ce qu’on a cru être un temps un surplus de pouvoir sur notre destin.
La difficulté est que si la finalité de l’association fut au départ sans ambiguïté -« instaurer l’égalité des Droits », si l’adhésion fut massive, il en est tout autrement aujourd’hui. Les temps ont changé et les positions des parties contractantes, Paris et la Martinique sans oublier Bruxelles, ont évolué, sous l’effet à la fois du discours de la différence, devenu prééminent – discours par ailleurs perturbateur pour une République fondée sur l’identité entre l’Etat et la Nation » (« l’Etat Nation ») – de la mondialisation et de la pression d’une crise endémique au niveau local et européen, qui s’est révélée être systémique.
En résumé, nous sommes dans une assez grande confusion de ce vers quoi doit tendre prioritairement aujourd’hui le partenariat avec Paris et Bruxelles. Or, il ne peut y avoir d’association viable sans définition claire et explicite de son objet ou finalité. C’est cet impensé qu’il faut urgemment soumettre au débat. La Collectivité Unique à venir n’apporte rien à cet égard, sinon un surplus d’opacité dans la mesure où la discussion s’est enlisée dans des considérations secondes, telle la question, quasi obsessionnelle pour certains, de savoir « qui va être l’interlocuteur privilégié de Paris ».
Ce dévoiement de l’ordre logique et chronologique des problèmes à résoudre est à l’origine de l’état de guerre permanent dans l’île, des graves divisions qui ont désorienté et découragé nos concitoyens et assombris encore plus l’horizon.
Constat 4
Il y a depuis ces quarante-trois dernières années, depuis le Congrès en 1969 de l’Association Générale des Etudiants Martiniquais (AGEM), trois grandes options politiques, publiquement assumées à la Martinique : « le maintien de la Départementalisation », « l’Autonomie » et « l’Indépendance ». Les partis représentatifs de ces différentes options ont été à tour de rôle, pendant un temps significatif, à la tête de Collectivités locales majeures. Le bilan à tirer en toute objectivité est qu’aucun n’a réussi à se dégager de la gestion du quotidien pour articuler une politique concrète qui aille dans le sens de son orientation politique tout en respectant le cadre de son mandat. Les avancées obtenues, par exemple, pour l’égalité effective des droits, fondement de la doctrine des départementalistes, ont été acquises à l’issue des batailles politiques et syndicales très dures sur le terrain et à la suite d’explosion sociale comme en Décembre 1959. Les timides et problématiques progrès concernant la « responsabilité locale », point d’appui essentiel de la revendication d’autonomie et de l’indépendance, ont été, d’une certaine façon, plus ou moins octroyés par Paris avec la loi de décentralisation, puis la révision constitutionnelle donnant droit aux Outre Mers à se prononcer par consultation référendaire sur leur avenir respectif au sein de la République. « Plus ou moins octroyé » parce que Paris y voyait aussi son avantage ; un avantage qui passe par le renoncement à « l’Etat Providence ».
La seule exception à l’empêtrement des politiques martiniquais dans une gestion au jour le jour sans mise en perspective et sans horizon précis est la mise à l’ordre du jour et l’organisation des consultations populaires sur l’évolution institutionnelle et/ou statutaire de 2003 et de 2010, à l’initiative de certains courants Autonomistes et des Indépendantistes.
Tout cela confirme donc le constat d’une difficulté, voire d’une impuissance des partis à agir sur le cours des choses même lorsqu’ils ont localement les commandes.
2.POSITION DU PROBLEME
Nous sommes aujourd’hui, et c’est là le fond du problème, dans une double impasse. La première peut ainsi se résumer : les subventions et autres transferts sociaux s’ils ont permis une amélioration sensible des conditions de vie en Martinique ont d’un autre côté renforcé considérablement notre dépendance et donc notre « irresponsabilité vis-à-vis de nos propres affaires ».
Et cela parallèlement à l’aggravation, particulièrement au cours de ces vingt dernières années, de la pauvreté tandis qu’un petit nombre s’enrichissait de manière éhontée. La seconde impasse est l’effet d’un double échec. Celui d’abord, de la grande grève de février et mars 2009, entravée par une demande anachronique d’Etat Providence. Celui ensuite, des politiques qui n’ont pas réussi à tirer profit des consultations populaires de décembre 2003 et de janvier 2010 pour faire émerger une volonté collective forte et claire qui s’assume comme telle.
3.SORTIR DE l’IMPASSE ET DEPASSER LE FETICHISME POLITIQUE
Sortir de l’impasse, c’est d’abord se fixer un horizon raisonnable qui suscite une très large adhésion, qui donne cohérence et efficacité aux stratégies arrêtées et qui serve de finalité à l’association avec Paris et Bruxelles pour la gestion de nos affaires. Cet horizon me paraît pouvoir être formulé ainsi : « La réduction des dépendances » et en premier lieu, la dépendance alimentaire – y compris dans sa dimension culturelle, la dépendance énergétique et la dépendance sanitaire.
Il y a dans cette exigence de réduction des dépendances, réalisable à court, moyen et long terme, une perspective et un contenu à contre courant de « l’Economie de comptoir » qui fonde pour l’essentiel notre subordination en toutes choses et en premier lieu la sujétion politique par rapport à Paris.
La sujétion politique est une dépendance majeure. Et même s’il faut reconnaître une relative autonomie des divers autres champs sociaux par rapport à celui de la politique et l’effet de leur dynamique sur celle-ci, elle est en mesure de les articuler tous. La réduction de la dépendance politique –amorcée déjà d’une manière plutôt timorée et avec plus ou moins de bonheur par la Départementalisation et la Décentralisation, devrait être, en toute rigueur à la mesure des impératifs de responsabilisation dans les autres domaines.
La Collectivité Unique est, de ce point de vue, un minimum qui devrait être reconsidéré en fonction de l’horizon esquissé précédemment et des stratégies arrêtées. Ceci sans perdre de vue qu’une nouvelle approche de la relation de délégation s’impose pour dépasser le fétichisme politique et la reproduction des formes de domination qu’elle favorise.
Le fétichisme politique est un des meilleurs indicateurs de la crise de la Démocratie qu’on pourrait interpréter comme étant un déséquilibre entre les trois constituants indispensables du système : la « délibération », la « participation » et la « représentation ». La procédure de mise en place de la Collectivité Unique en Martinique est l’illustration la plus récente et la plus manifeste de ce déséquilibre. Une délibération faussée par rétention d’, information et par une approche technocratique réduisant la CU a un simple réaménagement technique et administratif alors que les enjeux sont proprement politiques. Une participation réduite à sa plus simple expression : l’acte de vote. Une représentation, aux prérogatives disproportionnées par rapport aux autres constituants du triptyque démocratique, donnant le sentiment non pas de travailler à l’émergence d’une volonté collective mais à faire valoir des intérêts partisans. La procédure de mise en place de la CU en Martinique marque la limite extrême du dévoiement démocratique. C’est que nous avons hérité d’un système aujourd’hui dépassé, essoufflé où la « représentation » ou délégation occupe presque tout l’espace politique, marginalisant la « délibération » et la « participation ».
Cette dernière instrumentalisée dans les faits est devenue un alibi pour la démocratie représentative, un lieu où l’on vient non pas délibérer mais administrer aux citoyens les vérités des élites politiques dominantes et de leurs experts. Quant à la « délibération », on assiste régulièrement avec la nouvelle majorité à la Région à sa mise entre parenthèses. On préfère régler les dossiers litigieux en petit comité, en Commission Permanente, avec une majorité acquise d’avance. Or ce sont ces dossiers, parce que litigieux et souvent importants, qui justement nécessitent une large délibération en plénière. La prime des 20% à la liste en tête pour l’élection de la nouvelle CU est sans doute le coup le plus terrible porté à la Démocratie de la délibération.
Comment peut-on raisonnablement concevoir une délibération de qualité en faisant institutionnellement obstacle au pluralisme politique dans une assemblée majeure et en neutralisant toute opposition, toute altérité ? En définitive donc, malgré les difficultés de mise en œuvre que posent une délibération et une participation de qualité – difficultés atténuées dans notre cas par notre échelle modeste, il faut tout tenter pour dépasser le fétichisme politique, pour rompre donc avec une République aux relents monarchiques.
C’est aussi sur cela que nous jugerons le Président F.HOLLANDE. D’autant qu’il y a au moins deux pistes, à notre avis prometteuses, pour aller dans ce sens. Nous les avons déjà, plus d’une fois, évoquées:
1/la « déprofessionnalisation » de la politique par réduction du cumul des mandats en succession et en extension
2/ une participation qui institue un véritable espace publique non seulement de délibération mais aussi de participation à la décision.
PS
– Voir à propos du « Fétichisme politique » P.BOURDIEU, 1984 « Revue Acte de la recherche en sciences sociales .
– Voir à propos de la « délibération », « la participation » et « la représentation » Y. SINTOMER, 2001 (Mémoire HDR sociologie), 2011 (Revue en ligne CAIRN.INFO).