Ce n'est pas une révélation, Raphaël Confiant est un conteur-né. Il le prouve encore en choisissant Adèle Hugo pour héroïne. Et si l'un des écrivains les plus audacieux de la littérature contemporaine se nommait Raphaël Confiant? La lecture de son nouveau roman, «Adèle et la pacotilleuse », donne toutes les raisons de confirmer ce qu'une oeuvre prolixe (près de vingt titres) a depuis longtemps démontré en matière d'inventivité. Trouvaille du sujet, déjà, aller repêcher, au coeur du XIXème siècle, cette historique Madame Bàà qui, de l'île de la Barbade où elle recueille l'errante Adèle Hugo, va la prendre sous sa protection, la « douciner » un peu, puis la ramener en France à son vieux père. S'emparer de cette négresse de Céline, une de ces « mâles-femmes » dont Confiant a le secret, vendeuse de pacotilles, pour imaginer sa relation maternelle, sensuelle, généreuse, avec la fille cadette du grand Hugo, si malade de son amour fou pour ce lieutenant anglais de Pinson et réinscrire ici cette aventure improbable dans le contexte des Caraïbes et de la France. Quel talent de conteur et quelle « savance » il faut là, distillée pourtant si légèrement. Se risquer à prendre Victor Hugo pour personnage, confronté, lui aussi, à l'exil dont il est juste de retour quand il retrouve sa fille. Et peindre un vieux grand homme meurtri mais tout vert encore quant aux plaisirs de la chair, goûtés, via Céline, avec sa « première négresse», comme le révèlent ses carnets intimes (1). L'Histoire est la grande compagne en création de Confiant, c'est elle qu'il a senti vibrer enfant, né en Martinique en 1951, au basculement du temps des plantations vers celui du tourisme. C'est par elle qu'il ancrera la littérature comme patrimoine de sa terre natale et nous donnera à lire les Antilles du XVIII» siècle comme celles des années 60 : encore récemment (dans « La panse du chacal »), il a révélé une page du néo-esclavagisme en embrassant le destin des Indiens immigrés en Martinique. Mais, de local, ce patrimoine nous devient de plus en plus universel et proche, par les croisements des cultures et des langues dont son dernier roman bruit à chaque phrase. Loin du seul binôme franco-créole, chacun y parle son propre langage, truculent et multiple, celui de Céline la pacotilleuse au père africain, à la mère andalouse, voyageuse que son commerce fait aller d'île en île et de langue en langue, anglais, espagnol, créole, français. Ce dernier devient classique et guindé dans les carnets du détective que Victor Hugo a missionné pour retrouver sa fille. L'oral se confronte recto verso avec l'écrit et les pages s'enrichissent d'un art de la citation ad hoc, quelques vers des "Contemplations". Joueur, Confiant rend sa narration ludique, qui fait s?alterner sur un rythme continûment surprenant les aventures de ces êtres pris dans une histoire commune, vraie ou inventée. L'immense talent de Confiant, depuis « Eau de café», «Le nègre et l'amiral» jusqu'à «L'archet du colonel» ou «Brin d?amour», n?est pas une révélation. Mais voici que son oeuvre, venue du pays de Césaire, de Glissant, d'abord écrite localement, « couchant le créole sur le papier », avant de s'épanouir en français, devient celle du divers. Si manifeste littéraire il y eut avec Chamoiseau et Bernabé (1989), c'est plus que jamais au coeur de ses livres que le désir de dire le monde dans sa bigarrure s'impose magistralement. Céline, sa pacotilleuse, incarne, avec cent cinquante ans d'avance, un métissage pour le meilleur de nos sociétés. Et sa rencontre avec le patrimoine des lettres françaises montre à quel point il est temps pour le lecteur de recevoir d'ailleurs pour se lire autrement. Avec tout le bonheur que lui donnera Confiant, en « trouvailleur » de génie. « Adèle et la pacotilleuse » , de Raphaël Confiant (Mercure de France, 350 pages, ). 1 Voir notamment « Adèle, l'autre fille de Victor Hugo », d'Henri Gourdin (Ramsay, nouvelle collection Poche. Biographie, 352 pages, ).