Partout dans notre pays, la présence française s'accroît, et l'ombre silencieuse de la dépossession nous guette. C'est la prédiction d'Aimé Césaire qui se réalise, désormais à un pas galopant, qu'il n'imaginait peut-être même pas : notre "génocide par substitution" est sur de bons rails. Et il ne s'agit pas d'une substitution par métissage, mais bien en nombre, en moyens, et en influence. Un danger qui mérite que soit reposée la question d'un vrai pouvoir local. Au départ quelques communes du sud ont vu s'installer progressivement des hordes de "zorey'". enseignants, fonctionnaires, aventuriers, djobeurs pour les leurs?Cette immigration-là, déjà, avait fait dire à un politique de poids, à la fin des années 70, alors que se durcissait la revendication nationaliste : "amis européens, il est temps de faire vos valises". Menace restée vaine, on a pu le constater. La présence française n'est donc pas nouvelle. Elle a en revanche des déclinaisons et des conséquences plus contemporaines. Deux exemples ? parmi d'autres ? illustrent cette menace de dépossession de notre société, dans son fragile syncrétisme1. L'éducation que reçoivent nos enfants ne correspond pas vraiment à leur situation de "martiniquais, et contribuant en tant que tels au monde" De manière générale, elle est d'abord – dans sa conception – éloignée de leur réalité quotidienne. Et nos enseignants-pays font de leur mieux pour enrichir ce que proposent les ouvrages et les méthodes. Mais dans les classes des communes ghettoïsées, nombre d'enseignants, et d'enfants scolarisés, sont zorey'. Et c'est une éducation exotisée, tropicalisée, qui leur est servie, quand ce n'est pas tout bonnement une éducation hexagonale. Enfin, et toujours malheureusement, au-delà de ces communes-là, au c?ur de nos urbanités, dans les fonds de nos campagnes, les enseignants de passage sont de plus en plus nombreux, toujours attirés par "les îles", les plages, le farniente, "ces paradis du bout de notre monde". Ils dispensent là-aussi une éducation décalée, Et quand bien même ils seraient sensibles à notre situation, la durée de leur passage ne permet pas l'engagement durable dont ont besoin les enfants martiniquais. L'accès au logement, nouvelle domination silencieuse Les lois de défiscalisation dans l'immobilier ont cela de bon qu'elles ont relancé la construction, et permettent aux ouvriers du bâtiment de survivre. Un avantage indiscutable du point de vue de l'activité économique. Elles ont en revanche de nombreux effets pervers : elles pervertissent les coûts du marché, neuf comme ancien, et ne permettent pas aux plus modestes, aux plus nombreux donc, d'acquérir. La défiscalisation ne concerne en réalité que peu de martiniquais de par le niveau de fiscalité peu élevé du plus grand nombre. Enfin, elle aura pour conséquence finale de faire d'investisseurs européens, qui se soucient peu de nos problèmes et de notre devenir, d'importants propriétaires de patrimoine ici, après les premiers colons. Un professionnel de l'immobilier, inquiet du phénomène, me citait l'exemple de cet immeuble foyalais entièrement vendu en France par le biais d'internet ! Un nationalisme qui monte en puissance D'aucuns rétorqueront que nous avons choisi cette voie en devenant un département français presque comme les autres, et que nous devons en assumer aussi les conséquences. Je crois pour ma part que les pères de la départementalisation de 1946 ont répondu à un enjeu de leur temps, mais qu'ils n'ont eu de cesse de rêver que de nouvelles générations sachent elles aussi prendre les responsabilités de leur temps à elles. Aujourd'hui, notre peuple évolue. Et nos brillants enseignants, journalistes, politiciens… quelques soient leurs bords, adoptent des positions de plus en plus nationalistes. Alors il est à souhaiter que près de trois ans après le 7 décembre 2003, nous serons bientôt en mesure, cette fois, de faire des choix politiques collectifs en faveur d'une évolution institutionnelle qui nous permette de mieux maîtriser les clefs de notre destin. Spécifique, ou choisie parmi les possibilités qu'offre la constitution française, cette évolution pourrait permettre aux élus locaux d'ériger des lois-pays régulant et équilibrant par exemple l'accès au foncier et à la propriété, et permettant à un plus grand nombre de martiniquais de devenir propriétaires. Une évolution en mesure d'influer sur l'enseignement, et que nos propres comités de sages puissent conformer les programmes scolaires à notre être-martiniquais, mesure de nature à susciter un véritable équilibre chez nos enfants, et à permettre le développement que nous appelons sans cesse de nos v?ux sans jamais réaliser que c'est dès l'enfance que nous nous entravons.
Franck SAINTE-ROSE-ROSEMOND