Bondamanjak

Révolte en Martinique : quand genre et marginalité redéfinissent la légitimité

par Patricia BRAFLAN-TROBO

Les analyses du mouvement du RPPRAC font clairement ressortir que le leadership de ce soulèvement semble bousculer les analystes et les hiérarchies sociales martiniquaises.

L’émergence de Rodrigue Petitot, Aude Goussard et Gwladys Roger à la tête du mouvement contre la vie chère en Martinique semble constituer une rupture significative dans l’ordre social et politique de l’île. Leur leadership, qui transcende les codes établis, s’inscrit dans une dynamique de contestation populaire en réaction au système de domination historique des békés.

La société martiniquaise est encore dominée par des hiérarchies héritées de l’esclavage, où les békés contrôlent les sphères économiques mais aussi les sphères symboliques. Les rapports de pouvoir, ont consolidés une transmission horizontale et intergroupe où la population non-béké, à travers l’éducation, les interactions sociales et l’exposition aux médias, est depuis des siècles, socialisée à reconnaître, voire à intérioriser, cette domination des békés comme un état de fait, un allant de soi.

Cette socialisation entretient ainsi de façon inconsciente une acceptabilité implicite de l’ordre établi par les békés depuis des siècles. Cette prédominance d’un groupe dominant, aussi puissant dans une société, concourt à maintenir ceux qui sont généralement vus comme les plus faibles, les classes populaires et les femmes, dans des positions subalternes.

L’arrivée d’un ancien trafiquant de drogue comme Rodrigue Petitot à la tête du mouvement contre la vie chère, reflète une inversion des critères de légitimité traditionnels. Dans une société où les élites intellectuelles et politiques sont souvent perçues comme déconnectées des réalités populaires, Petitot incarne une figure proche des luttes quotidiennes. Son passé criminel, loin de le discréditer, lui confère une crédibilité auprès de certains des classes défavorisées. Il représente celui qui a vécu en marge du système vu comme oppressif pour un grand nombre et qui en connaît les rouages. Cette donnée contribue à renforcer son autorité symbolique.

La présence de deux femmes relativement jeunes, Aude Goussard et Gwladys Roger, dans ce leadership est toute aussi significative. Dans une société martiniquaise où la supériorité de genre est restée longtemps opérante, leur rôle marque une avancée dans la représentation des femmes dans des espaces de revendications ou politiques. Pour mémoire la première femme est élue maire en Martinique en 2008 contre 1965 en Guadeloupe

Le leadership de ces trois protagonistes hors des cadres traditionnels n’est pas sans conséquences sur les différentes analyses faites de ce mouvement contre la vie chère. Les intellectuels martiniquais, souvent issus des classes moyennes ou des élites éduquées, sont traditionnellement les porte-voix des luttes sociales. Leur légitimité repose sur leur formation universitaire, leur maîtrise du discours politique et leur ancrage dans des idéologies socialistes ou indépendantistes.

L’arrivée de leaders issus de la marge, qui semblent être passés sous les radars des canaux institutionnels d’émergence des personnes autorisées à intervenir dans le débat public en Martinique, bouscule ces dynamiques. Petitot, Goussard et Roger incarnent une contestation spontanée, nourrie par des expériences de vie qui semblent échapper à la compréhension et au contrôle des élites intellectuelles.

À l’instar de l’ex député européen Jean Crusol qui a expliqué cette révolte contre la vie chère comme une tentative de gangs pour s’installer en Martinique, les analystes martiniquais paraissent déstabilisés, voire dépassés, par cette nouvelle forme de mobilisation.

Leur consternation manifeste tient au fait que le mouvement ne s’appuie pas sur les réseaux traditionnels (syndicats, partis politiques, associations culturelles, …), mais sur une colère populaire brute. Cette dynamique rend leur propre rôle moins central, voire marginal, dans l’évolution du mouvement. Les intellectuels, formés dans un cadre académique portant souvent des idées révolutionnaires, demeurent pour beaucoup extrêmement conservateurs dans leur appréhension de l’ordre et des hiérarchies. Ils peuvent percevoir ce mouvement comme une menace pour leur statut et leur influence au sein d’une société déjà fortement stratifiée.

Les élites intellectuelles sont souvent habituées à des formes de contestation qu’ils peuvent facilement analyser, classifier, interpréter ou même encadrer à l’intérieur des normes établies. L’arrivée de figures comme Rodrigue Petitot, Aude Goussard et Gwladys Roger dans une protestation de type nouveau mouvement social représente une imprévisibilité qui semble être déstabilisante pour eux.

Le fait que cette révolte repose pour beaucoup sur des éléments du mouvement indépendantiste martiniquais (drapeaux, chants, codes de couleurs, …) tout en réclamant un alignement des prix sur la France hexagonale, ou « plus de France » pour reprendre une expression souvent entendue, fait de lui un nouveau mouvement social qu’il faut appréhender dans sa singularité historique et géographique.

Un mouvement qui est le pur produit de la société Martiniquaise avec des leaders suffisamment transgressifs pour imposer aux acteurs dominants leur point de vue dans une société régie par l’ordre béké. Tous les cadres d’analyse traditionnels sont bousculés, attaqués, remis en question par insurrection.

Par ailleurs, la remise en cause de la place du genre dans le leadership apporte ici un élément nouveau et inédit dans l’analyse des dynamiques sociales en œuvre traditionnellement en Martinique.

Dans une société où les rapports de genre dans l’espace politique et le débat publique restent encore inégalitaires, la montée en puissance de femmes comme Aude Goussard et Gwladys Roger peut représenter une double menace pour les intellectuels : non seulement elle remet en question la domination intellectuelle masculine, mais elle défie également les normes patriarcales. Ces femmes occupent des espaces traditionnellement réservés aux hommes, surtout lorsqu’il s’agit de revendications politiques.

Les intellectuels au sein de la société martiniquaise, peuvent également ressentir cette émergence comme une attaque symbolique contre leur propre identité. Leur rôle d’intermédiaires entre les sphères populaires et élitistes, souvent valorisé dans une société stratifiée, est remis en cause par des leaders qui ne nécessitent plus leur médiation pour être entendus. L’émergence de leaders non conformes à ces normes (comme un ancien trafiquant ou des femmes jeunes) peut être perçue comme une transgression violente qui menaçe leur propre position d’intermédiaire au sein du système.

Le leadership de ces trois figures constitue une menace symbolique pour l’ordre contrôlé par les békés. Ce dernier repose sur un contrôle strict des espaces de pouvoir et des mobilités sociales. L’émergence de leaders en dehors des cadres habituels échappe aux stratégies de contention et de régulation mises en place par les élites intellectuelles et les élites économiques béké.

L’ordre béké s’appuie également sur des normes de respectabilité qui définissent qui est légitime pour revendiquer ou diriger. En ce sens, le passé criminel de Petitot et le fait que Gwladys Roger et Aude Goussard soient des femmes brisent ces normes. Leur présence renvoie à une contestation où la légitimité découle de l’authenticité et de la proximité avec les classes populaires, plutôt que de la conformité aux valeurs édictées par ceux qui sont encore appelés les « derniers maitres de la Martinique » et leurs interlocuteurs ou opposants traditionnels.

La popularité de ces leaders s’explique aussi par un besoin des plus faibles de la société martiniquaise, des moins bien nés, de figures incarnant la résistance. Petitot, avec son passé de marginal, représente un « héros imparfait » : celui qui, malgré ses failles, est perçu comme capable de défier un système oppressif. Quant à Goussard et Roger, elles incarnent une jeunesse féminine courageuse qui, bien que limitée par des structures patriarcales, parvient à imposer et à asseoir sa légitimité.

L’émergence de leaders comme Rodrigue Petitot, Aude Goussard et Gwladys Roger marque une rupture dans l’ordre social martiniquais. Ce leadership qui se situe en dehors des cadres traditionnellement reconnus et acceptés reflète une contestation des systèmes de domination économico-racial, social et genré, tout en mettant en lumière les tensions entre élites intellectuelles et classes populaires.

Il s’agit très certainement d’un tournant dans l’histoire sociale de la Martinique. Les leaders du RPPRAC incarnent une contestation qui échappe aux cadres traditionnels de légitimité, mettant en lumière les fractures sociales et les sources de résistances inattendues à l’ordre béké mais plus largement à l’ordre sociologique et historique de la Martinique. Leur présence révèle également la difficulté pour certaines élites intellectuelles d’analyser dans le cadre de la société martiniquaise de nouvelles mobilisations ancrées dans les réalités populaires du pays.

Ce mouvement est le signe d’un renouveau même s’il reste fragile face aux forces conservatrices. En puisant dans l’héritage des penseurs comme Fanon, Glissant et Bourdieu, on comprend que ces dynamiques sociales, bien que marquées par des tensions, sont aussi porteuses d’une potentielle transformation structurelle de la société martiniquaise.

Patricia BRAFLAN-TROBO