Par Gerry L’Etang
La réactivation en Martinique du débat sur la démolition/reconstruction du lycée Schœlcher et, en arrière-plan, de celui sur sa débaptisation/renommination, pose une nouvelle fois la question de la reconnaissance que les Martiniquais doivent à l’abolitionniste français Victor Schœlcher.
L’écrivain trinidadien V. S. Naipaul qui découvrit la Martinique au début des années 1960, note dans le récit qu’il tire de ce voyage (The Middle Passage, 1962) son étonnement face à l’inflation du patronyme de Schœlcher dans le pays (lycée, bibliothèque, statues, rues, commune….) alors que son équivalent abolitionniste pour les colonies anglaises, William Wilberforce, n’est à Trinidad « qu’un nom dans un livre d’histoire ».
La critique de ce « schœlcherisme toponymique » a pour l’essentiel déjà été faite : célébrer comme unique libérateur un métropolitain, oblitère l’œuvre des abolitionnistes martiniquais (Cyrille Charles Bissette par exemple) qui ne fut pas moins méritoire, de même que le rôle joué par les esclaves dans leur libération, ainsi qu’un faisceau d’autres causes qui comptèrent dans l’abolition : le remplacement de la morale d’Ancien régime par la morale bourgeoise, la mutation des formes d’exploitation entraînée par la révolution industrielle, etc. Cet excès de gratitude procède par ailleurs d’une manipulation par le pouvoir d’une abolition présentée comme octroyée par une république compatissante dont Victor Schœlcher serait la quintessence, évacuant par là même le souvenir détestable d’une métropole royaliste prédatrice et esclavagiste. Enfin, cette récurrence patronymique fait peu de cas de la posture en surplomb de Schœlcher, qui pour être abolitionniste n’en était pas moins colonialiste, voulant le bien des Noirs en Blanc paternaliste, comme l’illustre de manière saisissante la statue de l’intéressé sise à l’ex palais de justice de Fort-de-France, le montrant protégeant un enfant noir dont il a rompu les chaînes.
D’autre part, le parcours de Schœlcher doit aussi s’apprécier à l’aune de ses discours postérieurs à l’abolition. Car si la philanthropie de ce dernier n’est guère prise en défaut jusqu’à cet évènement, il va autrement par la suite. Cette suite concerne l’immigration indienne.
La position de Schœlcher à l’endroit des Indiens est sa part d’ombre. D’abord parce qu’il s’agit une part méconnue de son action politique (les travaux consacrés à son œuvre n’y font pas mention ou alors de façon allusive), ensuite parce qu’elle représente une ombre portée sur un parcours lumineux, une tache en quelque sorte.
Peu après le coup d’Etat du futur Napoléon III, les planteurs blancs créoles obtinrent de ce dernier (d’ascendance békée par sa mère), l’activation de nouveaux flux migratoires. L’objectif était d’augmenter artificiellement la demande de travail aux fins d’imposer aux nouveaux libres les salaires les plus bas possibles.
37 008 engagés indiens, congos et chinois débarquèrent dans l’île après l’abolition de mai 1848. Rapporté aux 121 130 habitants que comptait la Martinique début 1848 (72 859 esclaves, 38 729 affranchis et 9 542 Blancs), cela représente une augmentation considérable de la force de travail potentielle. L’accroissement est même plus important encore si l’on ne retient que les seuls asservis d’avant mai, les gens de couleur libres s’étant pour la plupart affranchis du travail plantationnaire. Cette « augmentation des bras » fut d’autant plus conséquente que l’offre de travail dans les habitations était contenue par l’industrialisation du transport des cannes et du processus de production de sucre suite au développement du chemin de fer cannier et de l’usine en cette seconde moitié du XIXe siècle.
La politique d’immigration fut dénoncée avec force par Victor Schœlcher car elle contrariait l’intérêt de ses électeurs, les Noirs créoles. Il était alors revenu, après un long exil, dans le débat politique lors du rétablissement de la république après à la faillite du Second empire en 1870. Cette dénonciation concerna l’immigration indienne qui dura trente ans (de 1853 à 1883), les immigrations congo et chinoise ayant été plus brèves et s’étant déroulées à des périodes où Schœlcher, hors de France en raison de son opposition à Napoléon III, n’avait guère de prise sur le jeu colonial.
C’est une chose de dénoncer l’immigration indienne, c’en est une autre de s’en prendre à la valeur de l’immigrant indien. Schœlcher sauta néanmoins le pas en présentant les engagés arrivés en Martinique comme issus « de la lie de la population indienne ».
En fait, le discours de Schœlcher à l’égard des Indiens est ambivalent. Il oscille entre la dénonciation du sort funeste qui leur fut réservé et la stigmatisation de leur supposée dépravation. Dans l’ouvrage Polémique coloniale (1979) qui réunit les principaux articles qu’il consacre à l’immigration indienne, Schœlcher manifeste son apitoiement pour ces engagés maintenus « dans la condition de serfs de la glèbe (…), sans aucune garantie contre les abus du pouvoir dominical », victimes d’une « terrible mortalité qui les décime », « l’immigration (ayant) consommé presque autant de créatures humaines qu’en consommait l’esclavage ».
Dans le même temps pourtant, les Indiens lui apparaissent comme des « mercenaires mal choisis (qui exercent) dans les campagnes, une influence démoralisatrice ». De quelle influence s’agit-il ? Il s’agit à l’en croire d’une influence homosexuelle car, argumente-t-il, « les agents recruteurs ont toujours impunément négligé de proportionner le nombre des femmes avec celui des hommes ».
L’accusation est infamante. A la fin du XIXe siècle, en contexte colonial de surcroît, nous sommes très loin de la « fierté gay » d’aujourd’hui. A l’époque, l’imputation d’être pédéraste, sodomite, inverti ou antiphysique (le terme « homosexuel » apparaissait à peine) est accablante. Malgré cela (à cause de cela ?), Schœlcher va suggérer l’existence de pratiques homosexuelles courantes chez ces « aides si dangereux ».
Par ailleurs, pour les Indiens qui se vengeaient de leurs engagistes en incendiant les récoltes, il souhaita la construction « d’un bagne installé dans un ponton, sur rade de Fort-de-France ».
Les contradictions de Schœlcher procèdent en réalité d’une double condamnation de l’immigration indienne. Selon lui en effet, cette dernière est foncièrement dommageable : premièrement parce qu’elle consume les vies de ceux qui en sont l’objet, deuxièmement parce qu’elle présente – vision raciste – des risques de pollution morale pour ceux amenés à la côtoyer. Autrement dit, l’immigration est préjudiciable autant à l’Indien qu’au Créole.
L’immoralité qu’il prête aux immigrants ne pose pas moins question car elle participe d’un autre double discours. Schœlcher, dont le buste orne un square du front de mer de Pondichéry, fut relativement informé des réalités franco-indiennes et eut, en sa qualité de leader des parlementaires républicains des colonies, à intervenir dans les questions qui agitèrent des Etablissements français en Inde. Il s’éleva notamment contre la condition réservée aux Intouchables, victimes d’une « législation religieuse absolument barbare, où l’on voit des parias, des créatures humaines, mis au rang des animaux impurs du mosaïsme, véritable proscrits à l’intérieur, tellement avilis par la théorie théocratique des castes qu’il ne leur est pas même permis d’entrer dans une pagode pour y faire leurs prières et que le moindre contact de leurs vêtements est réputé une souillure ! ».
Manifestement, la compassion de l’humaniste, préoccupé dans le cas de l’Inde française par l’abjection dans laquelle étaient tenus les ressortissants des plus basses castes, rencontra peu d’écho chez le politicien des Antilles, uniquement soucieux du mécontentement de ses mandants qu’il présente comme des « laboureurs créoles (…) qui n’aiment pas le contact des coolies, dont la concurrence a fait baisser les salaires ».
De par son poids moral autant que politique, Schœlcher prit une part non négligeable dans la transformation de l’Indien de victime en coupable. Ce qui eut pour conséquence de conforter les planteurs dans leur stratégie d’opposition d’un groupe à un autre et d’occulter leur responsabilité dans cette manœuvre.
La Martinique est un pays aux origines humaines multiples. Nous partageons donc de nombreux ancêtres (pour reprendre un mot de Jean Bernabé). Parmi ces derniers, les Indiens. C’est aussi en fonction de ce que Victor Schœlcher dit de ceux-ci qu’il faut évaluer la reconnaissance que nous lui devons.
Gerry L’Etang