«Dans une société multiculturelle comme la Suède, la diversité doit se voir à l'écran», estime celle qui a démarré sa carrière à la radio publique, où son professionnalisme et son allure de top-modèle furent vite repérés. «Si ce n'était pas le cas, ajoute-t-elle, le public ressentirait cela comme une faute et une injustice.»
En l'espace d'une génération, la société suédoise, autrefois homogène du point de vue ethnique, est devenue arc-en-ciel. Elle a changé de visage, littéralement, depuis que, dans les années 1970, le Premier ministre social-démocrate Olof Palme a entrepris de transformer le pays en champion mondial de l'asile politique. Dès lors, par vagues successives, des réfugiés ont migré en Suède pour constituer une mosaïque de plus de 100 nationalités. «A chaque fois qu'éclatait un conflit dans le monde, nous avions des nouveaux camarades de classe», résume le journaliste Josef El-Mahdi, qui a grandi dans les années 1980 et 1990 dans une banlieue de Stockholm. Aux Chiliens fuyant la dictature de Pinochet succèdent alors les Iraniens opposés à la révolution islamique, puis les Kurdes, les Irakiens, les Palestiniens, les Somaliens, les Yougoslaves, etc.
Jeune élite issue de l'immigration
Aujourd'hui, la Suède est, avec la Suisse et le Luxembourg, l'un des pays européens qui comptent, en proportion, la plus importante population d'étrangers. Sur les 9 millions d'habitants du royaume, 1 million sont nés hors d'Europe. Et il faut y ajouter 200 000 Suédois dont les deux parents sont nés à l'étranger. Au total, le nombre d'immigrés et de leurs descendants est deux fois plus élevé, en proportion, qu'au Danemark ou en Norvège. Or, contrairement à ces deux pays, la Suède ne compte aucun parti ouvertement xénophobe. En Scandinavie, c'est même le seul Etat à n'avoir pas renoncé aux valeurs traditionnelles qui ont fait la réputation des sociétés nordiques. «Jusqu'à présent, la Suède a fait le choix de l'intégration, alors que le Danemark et la Norvège ont misé sur l'enraiement des flux d'immigrés par tous les moyens possibles ou presque, écrivait récemment l'historien Håkan Arvidsson dans les colonnes du quotidien conservateur Svenska Dagbladet. «Au Danemark, cette politique a pris la forme de méthodes particulièrement grossières, appuyées par une propagande en rupture totale avec l'esprit de tolérance et d'ouverture qui constitue le fondement de nos social-démocraties.»
Cette «nouvelle vague» concerne la politique, aussi. Au Parlement, 15 députés sur 349 sont d'origine latino, kurde, arabe, africaine ou grecque. Et l'ancienne parlementaire Nalin Pekgul, 38 ans, d'origine kurde, préside aujourd'hui l'Organisation des femmes du Parti social-démocrate. Un poste qui n'a rien d'anecdotique au pays de la parité hommes-femmes. Enfin, au sein du gouvernement, le ministre de l'Education s'appelle Ibrahim Baylan. Agé de 34 ans, c'est un chaldéen né dans un village du sud-est de la Turquie.
Mais rien, peut-être, n'illustre mieux la «prise de parole» de ces néo-Suédois dans le débat public que la naissance du journal Gringo. Distribué à 1,2 million d'exemplaires grâce à un partenariat avec Metro, ce supplément mensuel du quotidien gratuit brosse, numéro après numéro, le portrait impertinent d'une Suède souvent ignorée, celle des banlieues, qui commence à faire entendre sa voix. Au sommaire: une enquête sur le racisme intitulée «Les dix bonnes raisons pour lesquelles t'es devenu un gros néonazi», un dossier «spécial poils» consacré à la pilosité des immigrés, ou encore une interview «décalée» et mordante de la reine Silvia (d'origine brésilienne) titrée «L'immigrée n° 1».
«Dédramatiser le débat est indispensable pour faire avancer l'intégration», souligne le Suédo-Kurde Zanyar Adami, 24 ans, fondateur de Gringo et lointain héritier d'Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor. A l'image des fondateurs du mouvement de la négritude qui, dans les années 1930, s'étaient réapproprié le vocable «nègre» pour mieux le vider de sa charge négative, Gringo se présente comme le journal des blattar («racailles»). Et ça marche: en seulement un an, Gringo a quadruplé son chiffre d'affaires (1 million d'euros en 2006), embauché et formé une vingtaine de salariés, organisé festivals et expositions. Depuis quelques mois, une vraie dynamique s'est créée autour de ce magazine, au point qu'il est devenu, pour les médias suédois désireux de diversifier leurs équipes afin de mieux couvrir la réalité des banlieues, une plate-forme de recrutement. «Il est temps que les choses bougent parce qu'en banlieue personne ne se reconnaît dans les reportages des prétendus spécialistes de l'intégration qui habitent en centre-ville et regardent ces quartiers de loin», assène Adami, qui est par ailleurs éditorialiste au Svenska Dagbladet, le Figaro suédois. Le succès de Gringo est un formidable levier, estime cet incontournable acteur du débat sur l'intégration: «Il démontre au monde de l'entreprise que la diversité peut être facteur de créativité et de rentabilité.»
De fait, le militantisme de la joyeuse équipe de Gringo n'est pas superflu. Sur le marché du travail ou sur celui de l'immobilier locatif, la discrimination reste, comme ailleurs en Europe, une réalité. Dans certaines banlieues, notamment à Malmö, dans le sud du pays, le taux de chômage des étrangers atteint 75%. «Il existe un paradoxe suédois, explique le député de centre droit d'origine chilienne Mauricio Rojas. D'un côté, le généreux Etat providence pourvoit à tous les besoins des immigrants: logement, protection sociale, scolarité. De l'autre et par contrecoup, il est difficile de formuler la moindre critique à l'encontre du modèle suédois. Or s'intégrer dans le système est particulièrement malaisé en raison du fort particularisme identitaire scandinave.» Les Suédois exigent en effet des étrangers qu'ils adoptent sur leur lieu de travail les normes culturelles locales, lesquelles sont pratiquement impossibles à assimiler pour un immigrant somalien ou irakien. «Les étrangers proviennent majoritairement de sociétés déchirées, en conflit, en guerre. Et, pour eux, s'adapter à une société hyperconsensuelle qui vit dans la détestation des antagonismes – et, accessoirement, de l'ostentation – n'a rien d'évident», conclut le député Rojas.
«Il y a un double discours exaspérant», renchérit l'humoriste à succès d'origine kurde Özz Nûyen, 30 ans, créateur d'un one-man-show d'une virulence inhabituelle dans un pays où sortir du politiquement correct et formuler des critiques en public reste mal vu. Dans son spectacle au vitriol, il n'hésite pas à bousculer la bonne conscience des Suédois, souvent convaincus d'être universellement enviés. Il y remercie, par exemple, le gouvernement d'avoir consacré la somme de 3 millions de couronnes (320 000 €) à l'Année de la diversité 2006… avant de rappeler qu'un an auparavant l'Année du design avait recueilli, elle, 65 millions de couronnes (7 millions d'euros).
Une course de vitesse
Nûyen n'a pas tort: tout n'est pas rose chez les socialistes suédois. Ces dernières années, les banlieues du royaume se sont transformées en véritables ghettos. Résultat, à Malmö, des imams fondamentalistes basés à Copenhague, la toute proche capitale danoise, viennent régulièrement prêcher la charia. «Certains quartiers sont certes travaillés par des extrémistes musulmans, déplore la présidente (musulmane) des femmes sociales-démocrates Nalin Pekgul. Cependant, l'existence, dans les médias ou la politique, de nombreux leaders d'opinion issus de l'immigration permet de contrecarrer leur influence. Du reste, au moment de la crise des caricatures danoises de Mahomet, il était frappant de constater la bonne tenue du débat suédois, qui n'a donné lieu à aucun dérapage xénophobe, à la différence de ce qui se produit régulièrement au Danemark.»
Au vrai, une course de vitesse semble s'être engagée entre deux mouvements contradictoires. D'un côté, une fraction des jeunes de la seconde génération s'intègre de mieux en mieux dans la société et montre le chemin à suivre. De l'autre, la Suède commence tout juste à ouvrir les yeux sur un phénomène qui s'accélère: la ghettoïsation des banlieues. «Le pays se trouve à un tournant, estime Josef El-Mahdi, le reporter du Svenska Dagbladet. Les cinq années à venir seront cruciales. Elles détermineront de quel côté – intégration ou ghettoïsation – la Suède versera.»
A l'automne 2005, El-Mahdi, francophone, fut promu envoyé spécial de son journal dans les banlieues françaises. «Un remake des émeutes de Clichy-sous-Bois en Suède n'est pas à exclure, remarque-t-il. Mais les images de la France en flammes ont produit un électrochoc. Depuis, la réflexion sur l'intégration des immigrés s'est vraiment accélérée et il y a des raisons d'espérer.» La France, ici, sert d'antimodèle…
Axel Gyldén/L'express.fr